Situation de logement des ménages pauvres ou précaires

Dans quelle mesure les personnes touchées ou menacées par la pauvreté ont-elles des ­difficultés à se loger convenablement ? Pour répondre à cette question, un modèle a été ­élaboré dans le cadre du Programme national de lutte contre la pauvreté afin de mesurer et ­d’évaluer la situation de logement des ménages concernés.
Christin Kehrli, Carlo Knöpfel, Yann Bochsler, Tobias Fritschi
  |  03 juin 2016
    Recherche et statistique
  • La société
  • Pauvreté

Avoir un toit et se sentir chez soi constitue un besoin élémentaire. L’accès à un logement approprié est un aspect central de la couverture des besoins vitaux et un objectif social inscrit dans la Constitution fédérale (art. 108 Cst.). Mais cet objectif est-il atteint pour toutes les catégories de la population ? Que faudrait-il faire pour améliorer la situation de logement des personnes vivant dans des ménages confrontés à la pauvreté ou à la précarité ? Pour répondre à cette question, il faut d’abord définir ce que l’on entend par logement approprié, puis en déduire les possibilités de mesurer la situation de logement des ménages concernés. La Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS) et la Haute école spécialisée de la Suisse du Nord-Ouest (FHNW) ont mené une étude en ce sens en collaboration avec la Haute école spécialisée bernoise (BFH). Cette étude s’inscrit dans le cadre du Programme national de lutte contre la pauvreté.

Logement approprié Sur la base d’un examen approfondi de la littérature, un modèle a été mis au point pour évaluer la situation de logement des ménages. Cinq dimensions ont été prises en compte : les frais, la taille, la qualité, l’emplacement et la sécurité du logement (cf. graphiqueG1). L’opérationnalisation de ces dimensions s’appuie sur les deux modules que l’Office fédéral de la statistique a consacrés aux conditions de logement en 2007 et 2012. Ces modules complètent les données de base collectées chaque année dans le cadre de l’enquête sur les revenus et les conditions de vie en Suisse (Statistics on Income and Living Conditions, SILC). Pour chaque dimension, des indicateurs et des valeurs seuils ont été définis ; ils permettent d’évaluer l’adéquation d’une situation de logement pour un ménage donné. Faute d’indicateur statistiquement exploitable, la dimension de la sécurité du logement n’a pas pu être opérationnalisée et n’a dès lors pas été prise en compte dans l’analyse quantitative. L’évaluation de l’emplacement du logement se heurte elle aussi à certaines limites, raison pour laquelle le fait qu’un emplacement soit jugé insatisfaisant n’était pas suffisant à lui seul pour qualifier une situation de logement d’inadéquate. En effet, un environnement qui, d’un certain point de vue, peut paraître mal desservi (en raison de son éloignement par rapport aux structures d’accueil de jour, aux transports publics et aux commerces) peut précisément être apprécié pour son calme par des ménages aisés capables de recourir au télétravail et de consacrer des ressources financières à l’achat d’une voiture et à une garde extrafamiliale privée. C’est pourquoi les conditions signalant l’existence d’une situation de logement inadéquate – à savoir le non-respect d’une valeur minimale dans une dimension donnée – n’ont été prises en compte que pour les trois dimensions restantes que sont les frais, la taille et la qualité du logement.

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ménages touchés par la pauvreté ou vivant dans la précarité L’étude vise à mesurer concrètement la situation de logement des ménages en se concentrant sur les ménages touchés par la pauvreté ou vivant dans la précarité. Un ménage est considéré comme pauvre lorsqu’il n’est pas en mesure de générer par lui-même les ressources nécessaires à l’entretien ou lorsque, après déduction des cotisations aux assurances sociales et des impôts, son revenu est inférieur au minimum vital social (CSIAS 2015a). Les ménages dont le revenu n’excède pas le seuil de pauvreté de plus de 20 % sont quant à eux considérés comme des ménages en situation de précarité. Bien qu’ils disposent en principe des ressources financières suffisantes pour subvenir à leurs besoins par leurs propres moyens, un événement important comme la naissance d’un enfant ou la perte d’un emploi peut les faire tomber rapidement dans la pauvreté matérielle.

La mesure de la situation de logement sur la base du modèle développé et des données de l’enquête SILC montre que 83,5 % des ménages touchés par la pauvreté et 57,1 % des ménages vivant dans la précarité ne disposent pas d’une situation de logement globalement adéquate (cf. tableau T1). Cette proportion est quatre fois plus importante pour les ménages touchés par la pauvreté que pour la population dans son ensemble, et près de trois plus importante pour les ménages vivant dans la précarité.

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La cause principale d’une situation de logement inadéquate est la charge excessive que représentent les frais de logement. Ainsi, 82 % des ménages touchés par la pauvreté et 48,9 % des ménages en situation de précarité vivent dans un logement trop cher, c’est-à-dire que leurs frais de logement excèdent 30 % du revenu brut. Cette valeur s’est imposée dans la pratique comme une référence pertinente pour évaluer le niveau des frais de logement. Une analyse de sensibilité confirme l’importance de cette valeur limite. Si celle-ci avait été fixée à 25 % du revenu brut, les frais de logement auraient représenté une charge excessive pour 90,2 % des ménages touchés par la pauvreté. A l’inverse, si la valeur au-delà de laquelle les frais de logement ne sont plus considérés comme supportables avait été fixée à 35 % du revenu brut, la part des ménages touchés par la pauvreté pour lesquels les frais de logement constituent une charge excessive se serait élevée à 67,7 %.

La taille, la qualité et l’emplacement du logement sont, par ordre décroissant d’importance, moins souvent responsables d’une situation de logement inadéquate. Près d’un quart des ménages touchés par la pauvreté sont toutefois concernés par une situation insatisfaisante dans deux ou trois dimensions simultanément. 12,6 % des ménages touchés par la pauvreté et 8 % des ménages en situation de précarité vivent dans un logement trop petit : l’espace dont ils disposent est inférieur au standard retenu d’une pièce à vivre par ménage plus une chambre par personne ou d’une surface de 40 m2 pour la première personne plus 10 m2 supplémentaires pour chaque autre membre du ménage. Par ailleurs, 7,5 % des ménages touchés par la pauvreté et 7 % des ménages en situation de précarité vivent dans un logement de mauvaise qualité. Un logement est jugé de mauvaise qualité lorsqu’il est excessivement sombre, présente un déficit inacceptable d’isolation au froid, à la chaleur, à l’humidité ou à des nuisances telles que le bruit ou la poussière, ou enfin lorsqu’il ne dispose pas d’un équipement minimal avec salle de bain/toilettes et cuisine. Enfin, 12,4 % des ménages touchés par la pauvreté et 11,5 % des ménages en situation de précarité connaissent une situation de logement insatisfaisante du point de vue de l’emplacement sans qu’ils puissent, du fait de leur situation financière tendue, compenser leurs difficultés d’accès à certaines ressources par un mode de transport privé ou par l’infrastructure nécessaire.

groupes à risque Toutes les catégories de la population ne sont pas exposées de la même façon au risque de pauvreté. Les recherches sur cette question ont montré que les familles monoparentales, les couples avec trois enfants ou plus, mais aussi les personnes vivant seules ou les personnes sans formation post­obligatoire présentent un risque accru de pauvreté. C’est également le cas des personnes issues de la migration et de nombreux retraités. La présente étude a cherché à déterminer quelle est, dans chacun de ces groupes, la part des personnes vivant dans des conditions de logement inadéquates. En raison du faible nombre de cas, les analyses n’ont pu porter que sur la population dans son ensemble, et non sur les seules personnes touchées par la pauvreté. Il en ressort que 31,2 % des personnes de moins de 65 ans vivant seules et 37,4 % des personnes élevant seules leurs enfants n’ont pas accès à un logement adéquat. Les ménages étrangers en provenance d’un Etat tiers1 sont plus de deux fois plus souvent confrontés à une situation de logement inadéquate que les ménages suisses (42,8 % contre 17,9 %) : au moins un cinquième de ceux qui sont mal logés vivent dans un logement trop exigu (23,0 %) ou doivent supporter des frais de logement excessifs (20,2 %). Contrairement aux ménages suisses et aux ménages en provenance des pays de l’UE-25, c’est donc la taille du logement, et non la charge financière excessive, qui constitue la raison principale d’une situation de logement inadéquate pour les ménages en provenance d’un Etat tiers.

La proportion de retraités ne disposant pas d’un logement adéquat est, avec 38,9 %, également supérieure à la moyenne ; dans 30,5 % des cas, les frais de logement sont trop élevés par rapport aux revenus. Si certains ménages de retraités peuvent utiliser leur fortune pour compléter des revenus modestes, les résultats de l’étude indiquent que seule une faible proportion des retraités peut compenser des frais de logement excessifs en puisant dans leur fortune. En effet, le taux de retraités pour lesquels la charge financière liée au logement est excessive ne baisse que de 3,3 points de pourcentage lorsque la fortune est prise en compte2.

Différences géographiques et tendances Les problèmes de logement sont un phénomène principalement urbain. A l’exception du critère de l’emplacement, les conditions de logement des ménages touchés par la pauvreté sont en effet moins bonnes en ville que dans des communes moins densément peuplées.

L’étude s’est par ailleurs intéressée à l’évolution de la situation de logement dans le temps. La part des situations de logement inadéquates parmi les ménages touchés par la pauvreté ou vivant dans la précarité n’a que peu progressé dans l’ensemble entre 2007 et 2012. Si le nombre de ménages possédant suffisamment d’espace pour vivre était légèrement plus important en 2012 qu’en 2007, les ménages concernés devaient aussi plus souvent occuper des logements mal situés ou consacrer une part trop importante de leurs revenus pour se loger. La charge financière liée au logement a en particulier augmenté en zone urbaine pour les ménages touchés par la pauvreté.

Validation des résultats quantitatifs Les résultats de l’analyse quantitative et la pertinence du modèle ont été validés à l’aide d’entretiens avec des experts. Les spécialistes de l’aide sociale et divers services spécialisés dans le logement ont confirmé les résultats pour l’ensemble de la Suisse. Ils ont indiqué que la situation de logement s’est détériorée depuis 2012 et se sont montrés plus pessimistes quant à son évolution future que ce que pourraient suggérer les résultats de l’étude. Le manque de données postérieures à 2012 n’a pas permis de vérifier statistiquement le bien-fondé de cette appréciation.

La deuxième étape de contrôle a consisté à comparer les résultats quantitatifs de l’étude avec la satisfaction subjective des ménages à l’égard de leur situation de logement. Cette comparaison a permis de confirmer le modèle, puisque les ménages qui occupent un logement jugé adéquat par le modèle semblent davantage satisfaits de leur situation de logement que les ménages vivant dans un logement jugé inadéquat.

La combinaison des analyses quantitatives et qualitatives permet de dresser un bilan nuancé des difficultés et des facteurs qui influent sur la situation de logement des ménages touchés par la pauvreté ou vivant dans la précarité.

Recommandations Pour améliorer la situation des groupes défavorisés sur le marché du logement, il importe non seulement d’agir sur l’offre de logements bon marché, suffisamment grands et de qualité, mais encore de renforcer la sécurité du logement. Les conclusions de l’étude sur ce dernier point sont, il faut le rappeler, uniquement de nature qualitative. Elles mettent en évidence le fait que les personnes touchées ou menacées par la pauvreté éprouvent toujours de grandes difficultés à trouver un logement adéquat et à le conserver sur la durée.

Le relèvement des loyers maximaux pris en charge par l’aide sociale et, comme cela est d’ailleurs prévu, pour le calcul des prestations complémentaires à l’AVS/AI serait utile lorsque les limites actuellement appliquées s’avèrent être inférieures au niveau effectif des loyers les plus abordables. Une telle solution ne vaudrait toutefois qu’à court terme, car le risque existe que les bailleurs réagissent à cette mesure en relevant les loyers des logements abordables ou en mauvais état, ce qui ne ferait en fin de compte qu’alourdir la charge financière liée au logement. Une autre solution consisterait à élargir l’offre de logements bon marché, p. ex. en encourageant davantage ce type de logements, en particulier les logements d’utilité publique. Il est toutefois important de contrôler la pratique d’attribution de ces logements, car les experts estiment que les ménages touchés par la pauvreté n’y ont souvent que difficilement accès.

Tant que la situation sur le marché du logement abordable ne s’est pas nettement détendue, le travail des services spécialisés dans l’aide au logement ou l’aide sociale demeure indispensable. Pour offrir à tous les ménages à risque la possibilité de se loger convenablement, il faut trouver des solutions inédites, p. ex. accorder des garanties locatives fiables aux ménages faisant l’objet de poursuites afin d’éviter d’alourdir encore la charge financière que représente le logement dans leur budget. Un soutien des services spécialisés est nécessaire non seulement dans la recherche d’un logement, mais aussi pour conserver l’objet loué sur le long terme. Les personnes nouvellement arrivées de l’étranger maîtrisent souvent mal les compétences de base que sont l’utilisation correcte d’une machine à laver et d’une cuisinière, la connaissance des règles de bon voisinage ou la gestion des déchets. Si les services spécialisés et les services sociaux offrent parfois des conseils et un soutien en la matière, ces prestations doivent encore être développées et étendues, notamment en multipliant les centres d’accueil et les offres dans ce domaine.

  • Bibliographie
  • Bochsler, Yann ; Ehrler, Franziska ; Fritschi, Tobias ; Gasser, Nadja ; Kehrli, Christin ; Knöpfel, Carlo ; Salzgeber, Renate (2015) : Wohnversorgung in der Schweiz. Bestandsaufnahme über Haushalte von Menschen in Armut und in prekären Lebenslagen (avec résumé en français) ; [Berne : OFAS]. Aspects de la sécurité sociale, rapport de recherche no 15/15 : www.ofas.admin.ch > Pratique > Recherche > Rapports de recherche.
  • CSIAS (2015a) : Pauvreté et seuil de pauvreté ; Berne : www.csias.ch > ­Fondements et positions > Fondements et études > Documents de base.
  • CSIAS (2015b) : « Armut und Wohnen », in ZESO Zeitschrift für Sozialhilfe, no 4/15, pp. 14-25.
  • Office fédéral du logement (2000) : Concevoir, évaluer et comparer des logements, Système d’évaluation de logements SEL, édition 2000, Grenchen : OFL.
  • 1. Types de ménage : un ménage est qualifié de suisse lorsque l’un au moins des adultes qui le composent est né en Suisse. Parmi les ménages dans lesquels aucun adulte n’est né en Suisse, une distinction est opérée selon que les adultes qui le composent sont nés dans un pays de l’UE-25 ou dans un Etat tiers.
  • 2. L’enquête SILC indique la part de la fortune que les ménages consacrent aux biens de consommation courante, ce qui permet de déterminer le nombre de ménages qui sont en mesure d’utiliser leur fortune pour compenser l’insuffisance de leurs revenus et qui ne font, à ce titre, pas partie des ménages touchés par la pauvreté.
Lic. phil., responsable du secteur Etudes, Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS).
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Docteur ès sciences politiques, professeur de politique sociale et travail social, Institut de planification sociale, de changement organisationnel et de développement urbain, Haute école spécialisée de travail social, Haute école spécialisée de la Suisse du Nord-Ouest (FHNW).
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Lic. rer. soc., collaborateur scientifique à l’Institut de planification sociale et de développement urbain, Haute école spécialisée de travail social, FHNW.
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Enseignant et chef de projet, Haute école spécialisée bernoise – Travail social
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