Quels facteurs influencent la croissance des dépenses cantonales en matière de santé ?

L’augmentation des dépenses de santé et de la charge financière que cela représente pour les budgets publics constitue un défi de politique économique croissant. Le présent article ­analyse les facteurs d’influence des dépenses de santé des cantons et pose la question de la ­pérennité de leur financement.
Thomas Brändle, Carsten Colombier
  |  03 mars 2017
  • Assurance-maladie

La Suisse dispose d’un système de santé d’excellente qualité, mais aussi très coûteux. En 2014, 11,1 % du produit intérieur brut (PIB) de la Suisse a été consacré à la santé (71,3 milliards de francs), ce pourcentage ayant pratiquement doublé depuis 1970. Dans ce domaine, la Suisse occupe, avec les Etats-Unis, la France et l’Allemagne, la tête du classement de l’OCDE. La constante hausse des coûts et de la charge qu’ils représentent pour les budgets publics constituent un défi de premier plan pour les politiques économiques et financières. Dans le contexte du vieillissement de la population, l’augmentation des coûts de la santé va jusqu’à ébranler la pérennité des budgets publics (Département fédéral des finances 2016).

Le présent article se penche sur le poids des dépenses de santé sur les budgets cantonaux. Fondé sur une analyse empirique, il examine le rôle joué dans ce domaine par des facteurs liés à l’offre et à la demande, ainsi que par des éléments d’ordre politique et institutionnel.

En 2014, les dépenses cantonales de santé se sont élevées à 12 milliards de francs. Avec près de 70 %, les cantons assument de loin la plus grosse part des coûts de la santé incombant aux pouvoirs publics. Ce sont des acteurs majeurs de la politique sanitaire, et ils sont, à ce titre, chargés de la planification et de la surveillance de l’offre de santé ainsi que de l’application de la loi sur l’assurance-maladie (LAMal). La responsabilité de prestataire et de contributeur leur incombe tout particulièrement dans le domaine hospitalier1. L’autonomie dont jouissent les cantons en matière de politique sanitaire se reflète également dans une évolution dissemblable de leurs dépenses de santé au cours des quarante dernières années (cf. graphique G1).

Facteurs d’influence des coûts de la santé Les coûts de la santé subissent l’influence de facteurs liés aussi bien à la demande qu’à l’offre.2 Au chapitre de la demande, il est intéressant d’analyser l’évolution du revenu, qui constitue un facteur d’influence déterminant pour les coûts de la santé, et en particulier la question de savoir si l’augmentation de la demande en prestations de santé et les exigences en la matière sont supérieures à la moyenne lorsque le revenu s’élève. Avec l’évolution du revenu, le chômage constitue aussi un important indicateur des conditions macro-économiques. On constate en outre que le chômage s’accompagne d’une probabilité accrue de tomber malade. La composition de la population, notamment du fait de la pyramide des âges et de l’immigration, joue également un rôle important. Une population vieillissante est plus demandeuse en prestations de santé et a davantage besoin de soins. On peut donc considérer que le vieillissement de la population a pour conséquence une augmentation des coûts de la santé. L’influence de l’immigration est moins claire. D’un côté, la demande en prestations de santé des migrants présents en Suisse peut être plus élevée en raison d’habitudes différentes, d’un autre contexte socio-économique ou compte tenu du fait qu’ils exercent plutôt des professions physiquement astreignantes. Mais d’un autre côté, ces personnes sont généralement plus jeunes et en meilleure santé que la population suisse, et on pourrait dès lors escompter au contraire un effet de réduction des coûts. Les risques sanitaires et la disponibilité des services de santé étant plus élevés dans les zones urbaines, on peut par ailleurs s’attendre à une corrélation positive entre la densité de population et les coûts de la santé. Il faut en outre tenir compte du fait que la Suisse alémanique et les cantons latins ont, pour des raisons culturelles, des habitudes différentes en matière de services de santé.

Du côté de l’offre, parmi les facteurs de renchérissement figurent, outre la densité de l’offre, les progrès technologiques dans le domaine de la santé. Leur influence sur les coûts de la santé est complexe et ne peut être appréhendée empiriquement que de manière approximative. A ce propos, il y a lieu de prendre en considération le fait que les cantons dotés d’hôpitaux universitaires sont confrontés à une croissance potentiellement plus élevée des coûts en raison d’un degré accru de spécialisation et de l’utilisation de technologies médicales de pointe.

La forte densité normative dans le secteur de la santé et la large autonomie dont bénéficient les cantons dans l’aménagement de leur politique sanitaire laissent supposer que des facteurs politiques et institutionnels jouent eux aussi un rôle non négligeable dans l’évolution des coûts de la santé à l’échelle cantonale. C’est pourquoi il est intéressant d’éprouver la pertinence empirique, s’agissant des dépenses publiques de santé, de certaines hypothèses d’économie politique habituellement émises pour expliquer une augmentation des dépenses de l’Etat. L’une de ces hypothèses postule p. ex. que les hommes et les femmes politiques, pour accroître leurs chances d’être réélus, cherchent à satisfaire les intérêts particuliers de leur électorat et, ce faisant, perdent de vue le budget global. Un tel comportement tendrait à gonfler les budgets publics. Les dépenses devraient ainsi augmenter avec le nombre de décideurs concernés. Il s’est donc agi, dans le cadre de l’analyse empirique, de vérifier si les dépenses de santé s’élevaient avec la taille du parlement cantonal. La croissance des dépenses de l’Etat est également attribuée à la composition idéologique des instances législatives et exécutives. On admet traditionnellement que, conformément aux préférences de leurs électeurs, les politiciens situés à la gauche de l’échiquier s’engagent davantage en faveur de la redistribution publique et ont par conséquent tendance à voter pour des dépenses sociales et sanitaires accrues. L’analyse a donc cherché à vérifier s’il existait une corrélation positive entre la proportion de parlementaires du centre et de gauche et les dépenses de santé. Il s’est également agi d’observer si la concurrence que se livrent les politiques pour gagner la faveur des électeurs produit des incitations poussant les dépenses cantonales de santé à la hausse lors des années électorales. Cette hypothèse postule que le système de santé est un sujet particulièrement sensible et concret pour les électeurs, et que les politiciens en place peuvent accroître leur popularité et donc leurs chances d’être ré­élus par des dépenses supplémentaires dans le domaine de la santé. De récents rapports de recherche indiquent en outre que les caractéristiques individuelles des personnalités politiques telles que le genre, le niveau de formation ou le parcours professionnel influencent leur vote de façon systématique. Certains travaux montrent p. ex. que les femmes engagées en politique ont une préférence systématiquement plus marquée pour certaines dépenses sociales. L’expérimentation a consisté ici à contrôler si une corrélation positive pouvait être relevée entre la proportion de femmes dans les parlements cantonaux et la croissance des dépenses de santé.

L’étude a finalement tenu compte des restrictions institutionnelles visant à plafonner les dépenses publiques, dont font notamment partie les règles budgétaires et les référendums financiers obligatoires. Certaines de ces règles comme le frein à l’endettement imposent une limitation des dépenses publiques. Lors de décisions portant sur le budget, elles renforcent la position du ministre des finances vis-à-vis des autres membres de l’exécutif. De plus, les parlementaires sont plus enclins à contrôler la conduite gouvernementale en matière de dépenses et à faire preuve de réserve lorsqu’il s’agit de présenter des demandes ayant pour effet d’alourdir le budget. Les référendums financiers limitent la marge de manœuvre du parlement et du gouvernement et confèrent aux citoyens un contrôle direct accru sur le budget. L’influence qu’ont ces règles budgétaires et ces référendums financiers de nature générale sur la croissance des dépenses de santé à l’échelon cantonal a donc été étudiée dans le cadre de l’analyse empirique.

Avantages et limites de l’analyse empirique de référence

A la différence d’autres études, transnationales, le travail sur lequel se fonde le présent article est centré sur les cantons suisses. Ces derniers disposent d’une large autonomie décisionnelle en matière de politique de la santé, mais ils agissent dans un cadre institutionnel commun. L’étude se fonde en outre sur un vaste jeu de données et tient compte d’un grand nombre de déterminants attestés dans la littérature, ce qui contribue à réduire sensiblement le problème de la non-prise en compte d’importants facteurs d’explication. Cette étude présente toutefois clairement des limites : la recherche étant axée sur les budgets publics et portant sur une période d’analyse particulièrement étendue, il n’a pas été possible d’inclure les dépenses encore plus importantes de l’assurance obligatoire des soins introduite en 1996. De plus, l’approche empirique choisie ne permet pas de mettre en évidence des liens de cause à effet, mais uniquement des corrélations. Ainsi, il ne peut être exclu pour certains déterminants que ce lien de causalité soit inversé, autrement dit que la hausse des dépenses de santé influence l’évolution des facteurs examinés. Ces aspects constituent des défis importants pour les études relatives aux dépenses de santé fondées sur un certain niveau d’agrégation. Il convient donc de faire preuve d’une certaine prudence dans l’interprétation des corrélations.

Analyse empirique pour les cantons suisses Pour procéder à l’analyse empirique, il a fallu constituer un vaste jeu de données couvrant la période de 1970 à 2012. Les dépenses cantonales en matière de santé sont reprises de la statistique financière élaborée par l’Administration fédérale des finances et incluent essentiellement les dépenses relatives aux hôpitaux, aux cliniques psychiatriques, aux établissements médico-sociaux et aux services de soins à domicile. L’influence des facteurs dont il est question sur la croissance des dépenses cantonales de santé par habitant corrigées de l’inflation a été estimée à l’aide des techniques d’estimation de panel dynamique. L’étude tient compte d’importantes réformes en matière de financement, comme l’instauration de la LAMal en 1996, l’entrée en vigueur du nouveau régime de financement des soins en 2011 et celle du nouveau régime de financement hospitalier en 2012.

Le lien entre l’évolution des revenus et les dépenses de santé est fort et robust.

Une corrélation forte et robuste a pu être mise en évidence entre l’évolution du revenu des habitants d’un canton et les dépenses de santé de ce dernier : lorsque le revenu cantonal par habitant s’améliore de 1 point de pourcentage, les dépenses cantonales de santé s’élèvent de 0,75 point de pourcentage. On observe également une corrélation positive entre la croissance des dépenses et le taux de chômage ainsi que la proportion de migrants. Dans ce dernier cas, cette corrélation positive pourrait s’expliquer par une demande accrue en prestations hospitalières de la part des migrants, laquelle pourrait être imputable à leur représentation relativement forte dans les activités professionnelles physiquement éprouvantes ou à leur difficulté d’accéder à une prise en charge ambulatoire, notamment en raison de la langue. Au cours des quinze dernières années, la composition de la population immigrée a toutefois beaucoup évolué tant en ce qui concerne la formation ou le parcours professionnel que le pays d’origine, de sorte que ce rapport pourrait être moins pertinent pour le proche passé et pour l’avenir. La structure des âges de la population cantonale ne paraît pas présenter de corrélation systématique avec les dépenses de santé des cantons. Cela pourrait être dû à l’évolution très similaire du vieillissement entre les différents cantons et indique combien il est difficile d’établir les effets du vieillissement de manière empirique, en particulier en raison du niveau d’agrégation élevé de l’étude. La densité de la population, utilisée comme indicateur approximatif de la différence ville/campagne dans l’utilisation des prestations de santé, n’influence pas non plus systématiquement les dépenses cantonales de santé. Par ailleurs, la corrélation négative escomptée entre le progrès médical et technique – approximativement mesuré par le biais de la mortalité infantile – et la croissance des dépenses de santé des cantons a effectivement pu être mise en évidence. La limite entre l’influence de ce marqueur et celle, simultanée, d’autres facteurs reste toutefois difficile à établir.

La composition politique des parlements cantonaux n’influence pas systématiquement la croissance des dépenses.

Les aspects politiques et institutionnels, comme les cycles électoraux ou la composition politique des parlements cantonaux et leur taille, n’influencent pas systématiquement la croissance des dépenses de santé des cantons. Cela pourrait s’expliquer par la concordance large caractérisant les gouvernements cantonaux. En outre, l’autonomie locale et les puissants instruments de la démocratie directe renforcent le contrôle des décideurs politiques et réduisent encore l’importance des variations des dépenses à motivation électoraliste et des divergences idéologiques. On constate en revanche une corrélation positive avec la proportion de femmes au parlement. Pour leur part, les règles budgétaires cantonales et les référendums financiers obligatoires ne semblent pas avoir d’effet limitatif sur la croissance des dépenses de santé des cantons.

Conclusion La forte hausse des dépenses de santé met les budgets cantonaux sous pression. A moyen terme, elle risque de compromettre d’autres dépenses, notamment pour la formation ou les infrastructures, ou d’exiger des augmentations d’impôts. Du point de vue des budgets publics, les dépenses de santé doivent donc si possible faire l’objet d’un financement durable. Les résultats obtenus montrent que les règles budgétaires et les référendums financiers n’ont eu jusqu’ici aucun effet modérateur sur la croissance des dépenses cantonales de santé. Autre élément d’importance, ces dépenses s’élèvent sensiblement avec l’évolution du revenu cantonal par habitant et donc avec les recettes fiscales des cantons. En conséquence, on peut investir davantage dans des technologies et une infrastructure de santé efficientes. Toutefois, dans un système de santé helvétique caractérisé par une organisation décentralisée et un espace de mise en œuvre relativement restreint, cette approche tend à favoriser la constitution de surcapacités cantonales dans le domaine hospitalier. Dans ce domaine, la pluralité des rôles joués par les cantons, tout à la fois régulateurs, bailleurs de fonds et exploitants des établissements hospitaliers, est souvent un facteur aggravant. La question de savoir dans quelle mesure le nouveau régime de financement hospitalier en vigueur depuis 2012 est en mesure de corriger cela est notamment explorée par trois études menées sur mandat de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), qui évaluent les coûts et le financement des soins, la qualité des prestations hospitalières et l’évolution du paysage hospitalier3.

  • Bibliographie
  • Brändle, Thomas ; Colombier, Carsten (2016) : « What Drives Public Health Care Expenditure Growth ? Evidence from Swiss Cantons, 1970-2012 », in Health Policy 120/9, p. 1051-1060.
  • Camenzind, Paul ; Sturny, Isabelle (2013) : Coûts de l’assurance obligatoire des soins (AOS) et recours à ses prestations en Suisse : Analyse des disparités cantonales et facteurs d’explication possibles. OBSAN Rapport 59 (en allemand); Obsan, Neuchâtel, 2013.
  • Crivelli, Luca ; Filippini, Massimo ; Mosca, Illaria (2006) : « Federalism and Regional Healthcare Expenditure : An Empirical Analysis for the Swiss Cantons », in Health Economics Letters 15/5, p. 535-541.
  • Département fédéral des finances (2016) : Perspectives à long terme des finances publiques en Suisse, 2016, [DFF : Berne].
  • Reich, Oliver ; Weins, Cornelia ; Schusterschitz, Claudia ; Thöni, Magdalena (2012) : « Exploring the Disparities of Regional Healthcare Expenditures in Switzerland: Some Empirical Evidence », in European Journal of Health Economics 13, p. 193-202.
  • Vatter, Adrian ; Rüefli, Christian (2003) : « Do Political Factors Matter for Healthcare Expenditure ? A Comparative Study of Swiss Cantons », in ­Journal of Public Policy 23/3, p. 301-323.
  • 1. Les dépenses cantonales pour les hôpitaux constituent, et de loin, le bloc de dépenses le plus important. Le système en vigueur prévoit un financement dual fixe des hôpitaux entre les cantons et l’assurance obligatoire des soins. Les prestations cantonales au titre de la réduction individuelle des primes sont classées dans la rubrique « Affaires sociales » et ne sont pas prises en compte ici.
  • 2. Des études pour la Suisse ont déjà été menées sur le sujet : Vatter et Ruefli (2003), Crivelli et al. (2006), Reich et al. (2012) et Camenzind et Sturny (2013). Ces études se différencient toutefois du travail sur lequel se fonde le présent article du point de vue de l’axe de recherche et de la période d’analyse.
  • 3. www.ofsp.admin.ch > Services > Publications > Rapports d’évaluation > Assurance-maladie et accidents > Révision de la LAMal, financement hospitalier.
Docteur ès sciences politiques, économiste, ­Analyse et conseil économiques (ACE), Administration fédérale des finances (AFF), et chercheur associé à la faculté de sciences économiques de l’Université de Bâle.
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Docteur ès sciences économiques, économiste, Analyse et conseil économiques (ACE), ­Administration fédérale de finances (AFF), et chercheur associé à l’Institut de recherches des finances publiques de l’Université de Cologne.
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