L’interprétariat communautaire dans les institutions de la CII

Les institutions de la CII ne font que rarement appel à un interprète communautaire lors des entretiens de conseil. De nombreux arguments techniques et économiques plaident ­pourtant en faveur d’une telle collaboration. Les instances nationales et cantonales de la CII ont les moyens d’agir pour faire évoluer les pratiques.
Lena Emch-Fassnacht
  |  02 septembre 2016
  • Politique sociale en général
  • Réadaptation

La collaboration interinstitutionnelle (CII) aide les institutions actives dans les domaines de la sécurité sociale, de la formation et de l’insertion professionnelle à harmoniser au mieux leurs activités. Son objectif est que l’offre existante soit utilisée dans le meilleur intérêt des bénéficiaires. La collaboration consiste, par exemple, à développer une stratégie commune visant à faciliter l’intégration effective et durable des migrants dans le marché du travail. La part des personnes allophones parmi les bénéficiaires des services publics d’orientation professionnelle, des services publics de placement, des offices AI cantonaux et des services d’aide sociale est comprise entre 25 et 45 %. Les migrants constituent donc un public cible non négligeable des offres et des prestations des institutions de la CII.

Collaboration interinstitutionnelle

La collaboration interinstitutionnelle (CII) regroupe, de manière formelle et informelle, diverses institutions actives dans les domaines de la sécurité sociale, de la formation et de l’insertion professionnelle. Les coopérations entre ces institutions peuvent être consacrées à l’élaboration en commun de stratégies et de processus opérationnels, à une coordination des offres ou à des collaborations ponctuelles sur des cas précis. Les principaux acteurs sont l’assurance-chômage, l’assurance-invalidité, l’aide sociale, la formation professionnelle et l’orientation professionnelle. S’y ajoutent les institutions œuvrant à l’insertion et à la réinsertion sur le marché du travail – par exemple les organes de l’assurance-accidents ou de l’assurance d’indemnités journalières en cas de maladie – ou à l’intégration des migrants. La CII est financée par les cotisations des membres des institutions concernées. Ses principaux partenaires sont les employeurs.

Une compréhension mutuelle est une condition essentielle pour permettre aux institutions de la CII de remplir leurs missions de conseil et d’information de manière à la fois efficace et ciblée. Le recours à des interprètes communautaires spécialement formés, en tant qu’élément d’une culture plus générale de la compréhension interculturelle, est à ce titre déterminant.

Les institutions de la CII privilégient actuellement différentes approches pour communiquer avec leurs usagers allophones : information dans la langue officielle, au besoin en s’aidant de gestes, utilisation d’une troisième langue comprise par les deux interlocuteurs, recours à une connaissance ou à un parent de l’usager pouvant assurer une traduction ou utilisation d’interprètes communautaires professionnels. Ces différentes approches ne sont pas sans conséquence sur la qualité du travail de conseil et d’information, des relations que les organes de la CII ont décidé d’examiner plus en détail. C’est dans cet esprit que le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) a chargé l’association Interpret1 d’évaluer l’importance de l’interprétariat communautaire dans les institutions de la CII (Emch-Fassnacht 2016).

Interprètes communautaires

Lorsque la communication directe est difficile, les interprètes communautaires professionnels assurent la compréhension entre les professionnels et les migrants. Garantissant une traduction précise et complète des propos dans les deux sens, ils sont tenus à un devoir de confidentialité, de neutralité et d’impartialité. Les interprètes communautaires peuvent être physiquement présents ou travailler par téléphone.

Des pratiques différentes… Les institutions de la CII prises en compte dans l’étude diffèrent considérablement les unes des autres, que ce soit par leur domaine d’activité, leurs compétences, leur mode d’organisation ou leur taille. Le recours à des interprètes communautaires varie lui aussi fortement selon l’institution et le type de prestations fournies. Au nombre des participants à l’étude figuraient trois offices régionaux de placement (ORP), deux services d’orientation professionnelle, universitaire et de carrière, cinq services d’aide sociale, un office AI cantonal, un centre d’expertises privé et une agence de la Suva. Quatre d’entre eux ont pris part à l’étude dans le cadre d’une coopération pilote2.

L’interprétariat communautaire est généralement connu et relativement bien implanté dans les institutions de l’aide sociale et les services sociaux. Les résultats de l’étude permettent néanmoins de penser que le recours régulier à ce type de services se concentre encore pour l’essentiel sur les grands centres urbains tels que Berne ou Zurich. En règle générale, les frais d’interprétation sont comptabilisés sous le poste des prestations circonstancielles (PCi) et imputés au compte client. Les institutions de l’aide sociale et les services sociaux utilisent toutefois cette possibilité de financement à des fréquences très diverses.

Dans le cas de l’assurance-invalidité, les interprètes communautaires sont surtout sollicités dans le cadre d’examens médicaux et d’expertises pluridisciplinaires, tandis que la Suva fait appel à eux pour le traitement de cas complexes. Le financement de l’interprétariat communautaire est clairement prévu : alors que la Suva impute les frais correspondants au compte client, les centres d’expertises privés les facturent aux offices AI cantonaux sur la base de la convention conclue avec l’OFAS.

L’intervention d’interprètes communautaires est, par contre, rarement sollicitée lors des entretiens de réadaptation dans les offices AI. Elle est également peu répandue dans les ORP et les services publics d’orientation professionnelle, universitaire et de carrière. Les conseillers de ces services s’en remettent généralement soit à des parents ou à des connaissances, soit à des collaborateurs internes possédant les compétences linguistiques nécessaires pour servir d’interprètes. Le financement du recours à des interprètes professionnels n’est, dans la plupart des cas, pas réglementé. L’ORP du canton de Saint-Gall et le service de case management « Formation professionnelle » du canton de Soleure constituent des exceptions. Ils ont réglé de manière informelle la question du financement et imputent les frais d’interprétation sur leur budget ordinaire.

… mais des situations d’intervention similaires Pour ce qui est des situations qui justifient de façon caractéristique l’intervention d’un interprète communautaire, les cas évoqués par les professionnels des différentes institutions de la CII se recoupent largement :

  • Premiers entretiens et entretiens de clarification :pierre angulaire d’une coopération constructive, ces entretiens nécessitent une bonne compréhension de part et d’autre, notamment sur la question des droits et obligations respectifs.
  • Entretiens délicats et complexes :il est particulièrement difficile de conduire un entretien en deux langues lorsque des professionnels de divers horizons ou des personnes de l’entourage privé de l’usager y prennent part. L’interprète communautaire sert alors de soutien au professionnel et clarifie ce qui doit l’être.
  • Entretiens difficiles par leur contenu : l’intervention d’un interprète communautaire permet de garantir une traduction fidèle lorsque des sujets techniques impliquant la connaissance d’un jargon spécifique sont abordés.
  • Entretiens sur des questions personnelles ou de santé et entretiens à forte charge émotive :le recours à un interprète communautaire garantit l’impartialité et le respect des règles de confidentialité.
  • Entretiens de conseil en présence de parents allophones : ces entretiens sont particulièrement difficiles à gérer du fait du nombre d’interlocuteurs impliqués. L’intervention d’un interprète communautaire permet aussi d’éviter que le jeune soit lui-même impliqué dans un rôle de traduction, voire de médiation. De tels changements de rôles et de positions sont problématiques et doivent être proscrits.
  • Entretiens à teneur contraignante : l’intervention d’un interprète communautaire s’impose lorsque le droit d’être entendu doit être garanti.
  • Entretiens débouchant sur une décision de principe :lorsqu’une décision de principe engageant l’avenir de l’usager doit être prise lors d’un entretien, il est indispensable d’assurer une bonne compréhension entre les interlocuteurs.

Utilité avérée et qualité de conseil accrue

Les professionnels ayant déjà fait appel à l’interprétariat communautaire en reconnaissent clairement l’utilité. De nombreux arguments, techniques comme économiques, plaident en faveur d’un recours ciblé et pertinent aux services des interprètes communautaires, surtout par rapport à l’utilisation de parents ou de connaissances comme auxiliaires à la traduction.

  • Les professionnels qui travaillent avec des interprètes communautaires remplissent leurs missions de conseil et d’information de manière à la fois plus efficace et mieux ciblée. Malgré la présence d’un interlocuteur supplémentaire, la communication gagne en clarté et en simplicité. Le développement d’une confiance mutuelle et la qualité de la co­opération permettent de réduire les risques de frustration.
  • Le recours ciblé et pertinent aux services d’interprètes communautaires professionnels se traduit par une efficacité accrue du travail de conseil. Le nombre d’entretiens et d’appels téléphoniques s’en trouve réduit, tandis que les malentendus et les tâches superflues sont également moins fréquents.
  • L’interprétariat communautaire permet de compter sur une traduction de qualité, assurant aux deux parties une transmission exhaustive, précise et aussi fiable que possible des contenus. La distance professionnelle et la confidentialité sont garanties, tandis que la protection des données est respectée. Les différences ou les sensibilités socioculturelles sont prises en compte.

Exemple : accident de M. Yogeswaran

A la suite d’un accident, M. Yogeswaran (pseudonyme) présente une incapacité de travail et n’est pas en mesure de reprendre le poste qu’il occupait précédemment. Sa fille l’accompagne aux entretiens avec les conseillers de l’AI et de l’ORP pour faciliter la communication.

Le premier entretien à l’ORP se déroule d’ailleurs essentiellement entre la conseillère et la fille de M. Yogeswaran. Sur la base de cette expérience, la conseillère décide de faire appel à un interprète communautaire pour l’entretien suivant. Elle juge important que M. Yogeswaran ait la possibilité de s’exprimer directement et de formuler lui-même ses préoccupations, ses interrogations et ses éventuels plans d’avenir sans avoir à dépendre de sa fille. En outre, la conseillère prévoit lors du prochain entretien d’exposer plus en détail les droits et les obligations de l’assuré, ainsi que l’importance de la réinsertion. Ces questions sont cruciales pour la poursuite de la collaboration et la conseillère veut être sûre d’être pleinement comprise par M. Yogeswaran.

Obstacles à la collaboration L’analyse des expériences pratiques et en particulier des coopérations pilotes montre qu’une collaboration ciblée avec des interprètes communautaires pourrait s’avérer profitable à toutes les institutions de la CII. Plusieurs raisons expliquent pourquoi ce potentiel n’est, à ce jour, pas ou que partiellement exploité. Les professionnels interrogés ne collaborent pas ou ne collaborent que rarement avec des interprètes communautaires, parce que :

  • ils ne sont pas ou pas suffisamment familiarisés avec les divers instruments de la compréhension interculturelle ;
  • ils sont rarement confrontés à des situations justifiant de faire appel à des interprètes communautaires et oublient par conséquent l’existence de cette possibilité ;
  • ils ne savent pas comment réserver ce service et comment conduire un entretien en présence d’un interprète communautaire ;
  • ils ne connaissent pas les avantages d’un service professionnel d’interprétariat communautaire pour leur activité de conseil, notamment par rapport à la prestation d’un auxiliaire à la traduction ;
  • la budgétisation et le financement de ce service ne sont pas clairs ou pas connus ;
  • les obstacles structurels et techniques au sein de leur institution nuisent à une collaboration standardisée et fonctionnelle avec des interprètes communautaires ;
  • les formes de communication au sein de l’institution ou les convictions personnelles du professionnel concerné et de ses supérieurs hiérarchiques entravent la collaboration avec des interprètes communautaires.

Favoriser la collaboration Connaître les avantages que présente l’interprétariat communautaire pour la CII, les besoins auxquels il est susceptible de répondre, mais aussi les obstacles auxquels il se heurte permet d’identifier les facteurs favorables à une collaboration ciblée entre institutions et interprètes communautaires (cf. graphique G1).

Le choix du mode de communication dépend d’un ensemble de facteurs et de contraintes. L’élément décisif est, dans tous les cas, que les représentants des institutions de la CII aient une compréhension adéquate des divers instruments à leur disposition, de leurs avantages et inconvénients respectifs, des situations d’entretien auxquels ils correspondent et de l’utilité qu’eux-mêmes peuvent en retirer (1). Cette connaissance préalable est nécessaire pour qu’une institution puisse déterminer ses besoins effectifs. Une fois prise la décision de principe de faire appel à un interprète communautaire en cas de besoin, le processus de commande, les responsabilités et la coordination avec le service régional d’interprétariat communautaire doivent être précisés (2). Seuls des processus efficaces et clairement définis sont à même de convaincre les professionnels concernés des avantages d’une collaboration avec des interprètes communautaires.

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Les professionnels qui font régulièrement appel aux services de ces interprètes acquièrent l’expérience et la sécurité nécessaires à la réussite de la collaboration (3). Des formations complémentaires axées sur la résolution des difficultés rencontrées viennent étayer ce processus. Reconnaissant les bénéfices immédiats qu’ils peuvent retirer de ces services, les professionnels concernés font appel de manière ciblée à des interprètes communautaires lorsque leur intervention répond à un besoin avéré.

Les connaissances et les expériences ainsi accumulées permettent à leur tour une discussion éclairée sur les conditions générales nécessaires à une intervention efficace des interprètes communautaires (4). Ce cadre devrait en particulier déterminer la standardisation des processus, la collecte des données pertinentes, la clarification du financement et la définition des principaux aspects de la collaboration entre les institutions de la CII et le service d’interprétariat régional.

Si l’existence d’un cadre adéquat favorise la collaboration avec les interprètes communautaires, les résultats de l’étude montrent également que ce facteur n’est pas toujours suffisant. La collaboration effective avec les interprètes communautaires n’est pas la même selon que les professionnels concernés la conçoivent comme un instrument nécessaire à l’accomplissement de leur mandat légal ou seulement comme une marque de bienveillance à l’égard des migrants. Une discussion et un accord sur les normes à utiliser sont des éléments essentiels pour instaurer durablement une culture de la compréhension interculturelle (5). Ils permettent de réduire l’impact d’éventuelles divergences entre les prescriptions institutionnelles et les convictions personnelles.

Une collaboration durable et régulière avec des interprètes communautaires suppose que des efforts soient déployés à chacune des cinq étapes qui viennent d’être exposées. La réglementation du financement, par exemple, n’est pas nécessairement suffisante en elle-même pour assurer une telle collaboration dès lors que les professionnels concernés ne peuvent pas compter sur l’appui de leur direction opérationnelle.

Possibilités d’action pour la CII La collaboration avec les interprètes communautaires devrait être un instrument professionnel au service de l’activité de conseil. Sa mise en œuvre ne devrait pas être ponctuelle ni dépendre des convictions personnelles des professionnels concernés ou de leurs supérieurs, mais s’inscrire dans une stratégie opérationnelle commune. Tous les groupes cibles devraient avoir la possibilité d’en profiter dans la même mesure. Les représentants des institutions étudiées sont favorables à ce que l’ensemble des institutions de la CII collaborent avec des interprètes communautaires. Une telle évolution améliorerait en particulier la qualité de l’activité de conseil sur ce que l’on appelle les « cas CII », c’est-à-dire les cas complexes qui impliquent plusieurs institutions et présentent souvent une forte charge émotive. Les usagers allophones pourraient ainsi bénéficier d’une information plus précise et plus complète sur les systèmes de sécurité sociale et de formation. La collaboration interinstitutionnelle s’en trouverait simplifiée.

A plus long terme, une réglementation de l’interprétariat communautaire à un niveau supérieur s’impose. L’organisation de la CII constitue à ce titre une chance. Il appartient aux comités nationales et cantonales de pilotage, de développement et de coordination de la CII d’aborder, avec les délégués cantonaux compétents, la question de la diversité linguistique et culturelle et de reconnaître l’importance de l’interprétariat communautaire pour les institutions de la CII. Les possibilités d’ancrage institutionnel et de financement devraient notamment passer par l’élaboration de processus uniformes et standardisés. Les prestations des interprètes communautaires devraient, par exemple, pouvoir être facturées au titre des mesures d’instruction. Les autorités cantonales, en particulier leurs unités opérationnelles, devraient examiner les besoins concrets de recourir à ces prestations. C’est à elles qu’il revient, pour préparer la voie à une standardisation, de définir les instruments de la collaboration et d’éliminer les obstacles organisationnels et structurels existants, l’objectif étant de garantir l’égalité des chances dans l’accès à des services de conseil professionnels.

  • 1.Interpret est l’Association suisse pour l’interprétariat communautaire et la médiation interculturelle.
  • 2. La démarche a consisté, d’une part, à analyser des cas dans lesquels le recours à l’interprétariat communautaire était une pratique établie et, d’autre part, à lancer et à accompagner des « coopérations pilotes » permettant à des institutions qui n’avaient pas encore travaillé avec des interprètes communautaires d’acquérir de premières expériences en la matière. Les frais correspondants ont été pris en charge par le budget du projet.
Lic. phil., collaboratrice scientifique, responsable de projet Interpret.
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