Les entreprises sociales en Suisse

L’automatisation et la numérisation croissantes provoquent des bouleversements structurels sur le marché suisse du travail. De plus en plus d’actifs exclus du marché primaire de ­l’emploi recourent aux offres de formation et d’occupation des entreprises sociales pour réussir leur intégration sociale et professionnelle.
Domenico Ferrari, Daniela Schmitz, Bernadette Wüthrich, Daniel Zöbeli
  |  09 décembre 2016
    Recherche et statistique
  • Réadaptation

­En 2015, plus de 250 000 personnes étaient tributaires de l’aide sociale dans notre pays et largement plus d’un tiers des chômeurs étaient des chômeurs de longue durée1. Réinsérer ces personnes sur le marché du travail représente un défi de taille pour le système de sécurité sociale. Dans ce contexte, il est légitime de s’interroger sur le rôle que les entreprises sociales peuvent assumer dans la lutte contre le chômage structurel de longue durée. D’autant que le marché primaire de l’emploi n’est guère accueillant pour les chômeurs de longue durée, les travailleurs peu qualifiés et les personnes présentant un handicap physique ou psychique.

Les entreprises sociales sont souvent mandatées par l’assurance-chômage (AC), l’assurance-invalidité (AI) ou l’aide sociale pour contribuer à l’intégration sociale et professionnelle des personnes temporairement ou durablement exclues du marché du travail. Elles proposent une série de mesures d’occupation, tout en vendant leurs produits et leurs services sur le marché. Selon les estimations, les entreprises sociales réalisent dans notre pays un chiffre d’affaires global de 630 millions de francs, principalement dans l’industrie, la gastronomie et le commerce. Certaines d’entre elles offrent un encadrement quotidien à leurs bénéficiaires dans l’optique de les réinsérer sur le marché primaire du travail, alors que d’autres proposent des postes durables dans le marché secondaire du travail. Si les premières entreprises sociales existent déjà depuis de nombreuses années, d’autres ont vu le jour plus récemment, au milieu des années 1990, principalement en réaction à l’augmentation progressive du chômage incompressible, dans un contexte où l’attention accordée à la réinsertion professionnelle des chômeurs gagnait en importance sur le plan politique.

Le postulat Carobbio demande de faire le point Les entreprises sociales sont critiquées par certains, qui déplorent le développement incontrôlé d’une « industrie sociale » dont l’utilité et les résultats en termes d’intégration ne sont guère attestés. De fait, la dualité des entreprises sociales – qui allient insertion professionnelle et orientation entrepreneuriale avec production de biens et services commercialisables – représente un vrai casse-tête : le financement public accordé à ces entreprises pour compenser la capacité de travail réduite des personnes qu’elles engagent peut dés­avantager considérablement les entreprises à but lucratif qui ne reçoivent pas d’aide publique. D’un point de vue macro­économique, il faut éviter que des postes ne soient supprimés sur le marché primaire du travail pour être remplacés par des emplois à bas salaires subventionnés par l’Etat. C’est dans ce contexte que Marina Carobbio Guscetti a déposé, en mars 2013, un postulat qui charge le Conseil fédéral d’élaborer un rapport présentant les caractéristiques des entreprises sociales, le cadre légal qui régit leur collaboration avec les services publics, ainsi que leurs modèles de financement et d’occupation2. La suite de cet article présente brièvement les principales données analysées et les résultats significatifs du rapport.

Données de base de l’analyse Pour rédiger le rapport qui a permis de répondre au postulat, les chercheurs ont puisé dans la base de données des organisations suisses d’insertion professionnelle, réalisée dans le cadre du projet de recherche national INSOCH3 et mise à jour en vue de la présente enquête. Cette base de données recense 1159 organisations actives en Suisse dans le domaine de l’insertion professionnelle et pouvant être définies comme des organisations d’insertion professionnelle (Work Integration Organizations, WIO)4. Parmi celles-ci, 700 ont répondu au questionnaire en ligne qui visait à recueillir des données clés sur l’insertion professionnelle en général et sur les caractéristiques propres aux entreprises sociales en particulier.

Le monde scientifique, les organismes de financement ou les associations concernées ont développé différentes définitions de l’entreprise sociale, qu’ils n’utilisent d’ailleurs pas nécessairement de façon conséquente. Cette diversité s’explique notamment par l’évolution constante des entreprises sociales et par leur organisation hybride alliant mesures d’intégration sociale et objectifs commerciaux. En fonction des réponses fournies par les entreprises et de la classification élaborée dans le cadre du plus grand projet de recherche réalisé sur ce thème au niveau mondial, les chercheurs ont pu identifier 313 entreprises sociales au sens strict (Work Integration Social Enterprises, WISE).

Ces entreprises occupent des personnes défavorisées sur le marché du travail ainsi que des employés réguliers ; leur financement provient de la vente de biens et de services sur le marché et de contributions des pouvoirs publics. Elles poursuivent une mission sociale qui leur interdit en principe de distribuer les bénéfices réalisés à leurs éventuels actionnaires.

Pour classer les offres, les chercheurs ont réparti les 313 entreprises sociales identifiées en quatre catégories (cf. tableauT1)5 :

Les entreprises sociales retenues répondent toutes aux trois critères suivants, reconnus au niveau international comme les dénominateurs communs de ce type d’entreprises : elles remplissent une mission sociale ; elles occupent à la fois des employés réguliers et des personnes défavorisées sur le marché du travail ; elles poursuivent un objectif économique. En revanche, ce qui diffère d’une entreprise à l’autre, c’est l’importance de chacun de ces critères. Comme demandé dans le postulat Carobbio Guscetti, le rapport a non seulement dressé une typologie de ces entreprises et décrit le cadre légal dans lequel elles évoluent, mais également détaillé leur fonctionnement économique à l’aide de deux indicateurs : la part des recettes commerciales dans leur financement global et la proportion d’employés réguliers qu’elles engagent.

Cadre légal régissant le travail des entreprises sociales En comparaison européenne, les entreprises sociales sont un phénomène encore relativement récent en Suisse. Comme pour beaucoup d’autres compétences politiques, l’intégration sociale et professionnelle est une tâche dont la genèse et la conception sont influencées par le fédéralisme et les différences entre régions linguistiques. Aujourd’hui, cette tâche est partagée entre les trois échelons de l’Etat, à savoir la Confédération, les cantons et les communes. Les objectifs et le fonctionnement de l’AI, de l’AC et de l’aide sociale reposent sur le droit fédéral et cantonal et, dans une moindre mesure, sur les réglementations communales : tandis que les principes et les objectifs de l’AI et de l’AC sont inscrits dans deux lois fédérales ad hoc et que le marché secondaire de l’emploi est régi par la loi fédérale sur les institutions destinées à promouvoir l’intégration des personnes invalides (LIPPI), l’application de l’aide sociale est de la compétence des cantons. En tant que prestataires, les entreprises sociales couvrent souvent toute la panoplie des tâches relevant de l’intégration sociale et professionnelle et sont, de ce fait, confrontées quotidiennement à plusieurs acteurs publics relevant de différents niveaux étatiques.

Formes de collaboration et modèles de financement basés sur le droit fédéral L’AI applique le principe du financement lié au sujet : elle recourt aux services des entreprises sociales (p. ex. réadaptation socioprofessionnelle, mesures d’occupation et de réinsertion, orientation professionnelle, formation professionnelle initiale, reclassements et placement) au cas par cas, et les facture sur le compte du bénéficiaire. Outre ces mesures, l’AI soutient des projets pilotes de durée limitée qui, sur la base de l’art. 68quater LAI, poursuivent un objectif de réadaptation ou visent le développement de l’AI. Les principaux programmes mis en place entre l’AC et les entreprises sociales, qui offrent des postes temporaires ou des mesures du marché du travail, suivent aussi le principe du financement lié au sujet. Enfin, dans le cadre de l’assurance-accidents, la SUVA collabore avec des entreprises sociales pour permettre aux personnes touchées par une maladie professionnelle ou victimes d’un accident professionnel ou non professionnel de conserver leur emploi et de réussir leur réadaptation professionnelle.

Formes de collaboration et modèles de financement basés sur le droit cantonal Les cantons sont responsables du financement de places d’occupation durables sur le marché secondaire du travail. La LIPPI précise les objectifs, les principes et les normes minimales que les lois d’application cantonales doivent respecter. La LIPPI s’applique aux homes, aux centres de jour et aux ateliers accueillant des adultes invalides. Elle règle la rémunération des bénéficiaires et prévoit que les cantons assument les frais de prise en charge liés à la présence de personnes handicapées ainsi que certains frais supplémentaires découlant, par exemple, de la création de postes de travail adaptés aux personnes handicapées. Comme pour les programmes d’occupation temporaire de l’AC, les contributions cantonales ne doivent pas servir à réduire le prix des produits ou des services, ce qui procurerait un avantage concurrentiel injustifié aux entreprises sociales. Les institutions concernées doivent couvrir par leurs recettes commerciales, par exemple par la vente de biens ou de services, les frais non liés à la présence de personnes handicapées.

Formes de collaboration et modèles de financement au niveau communal Le financement des offres d’intégration qui dépendent des communes est régi par les lois cantonales sur l’aide sociale : les frais sont réglés par un système de compensation intracantonale ou directement par les budgets communaux. La Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS) contribue à l’harmonisation de l’aide sociale au niveau national. A cet effet, elle a édicté des normes, soumises depuis 2015 à l’approbation de la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des affaires sociales, qui contiennent des recommandations sur la conception et le calcul de l’aide sociale. Toutefois, ces normes ne sont contraignantes que dans les cantons qui les ont inscrites dans leur loi sur l’aide sociale. Indépendamment du caractère contraignant ou non des normes, les mesures favorisant l’intégration sociale et l’insertion professionnelle qu’elles prévoient servent de base à la collaboration entre les organes de l’aide sociale et les entreprises sociales, que ce soit dans le domaine des mesures d’intégration sur le marché primaire du travail, des offres dans le marché secondaire de l’emploi ou des mesures d’occupation. Selon les cantons, les mesures de réadaptation mises en œuvre dans le cadre de l’aide sociale sont financées soit au cas par cas, de manière analogue aux mesures de réinsertion de l’AI ou de l’AC, soit par le biais d’un contrat de prestations prévoyant le versement direct des subventions à l’entreprise sociale. Certains cantons ou communes connaissent aussi des formes mixtes mêlant ces deux types de financement.

Poids macro-économique et fonctionnement économique des entreprises sociales

Statistique de l’emploi Les 313 entreprises sociales de l’étude occupent près de 7700 employés réguliers et quelque 32 000 personnes défavorisées sur le marché du travail. En extrapolant ces résultats aux données actualisées du projet INSOCH, le nombre d’entreprises sociales en Suisse devrait avoisiner les 495 à 521 unités, et ces entreprises devraient occuper environ 12 000 employés réguliers chargés de la gestion de l’entreprise ainsi que de l’intégration et de la prise en charge de plus de 50 000 bénéficiaires. Selon ces calculs, chaque entreprise sociale occuperait en moyenne 104 bénéficiaires et – sur la base du taux d’occupation moyen, qui est de 65 % – 25 employés réguliers en équivalent plein temps.

Compte tenu de la marge d’erreur statistique, il faut compter avec des fourchettes plus larges : le nombre d’entreprises sociales varierait plutôt entre 404 et 521 ; celui de leurs bénéficiaires, entre 41 821 et 53 934 ; et celui de leurs employés réguliers, entre 9934 et 12 807.

Diversité des sources de financement et des risques économiques Les entreprises sociales se caractérisent par la diversité de leurs sources de financement. La réalisation de recettes commerciales étant l’une des conditions pour qu’une entreprise soit retenue dans l’échantillon, il est normal que cette source de financement ait été citée par toutes les entreprises interrogées. Quant aux autres sources de financement importantes, 83 % des entreprises ont évoqué les contributions publiques et 66 %, les donations (voir graphiqueG1).

Afin de procéder à une analyse plus détaillée des sources de financement, les auteurs du rapport ont sélectionné un échantillon représentatif de 21 entreprises sociales (voir tableauT2)6. En examinant les comptes annuels consolidés et révisés de 2011 et 2012 de ces 21 entreprises, ils ont relevé que 37 % du financement était assuré, en moyenne, par les pouvoirs publics. En 2012, les recettes commerciales représentaient 49 % du financement total, contre 53 % l’année précédente. Les donations de tiers (dons et legs) sont une source moins importante de revenu, puisqu’elles ne représentaient que 5 % des recettes globales.

Il existe des différences, parfois notables, dans la distribution des sources de financement en fonction de la catégorie, de la région linguistique et de la forme juridique de l’entreprise. Par exemple, dans la partie italophone du pays, la part d’argent publique dans le financement global des entreprises sociales est supérieure à celle des recettes commerciales, alors que le rapport entre ces deux sources de financement est inversé en Suisse alémanique, et plus ou moins équilibré en Suisse romande.

Parmi les 21 entreprises sociales sélectionnées, six seulement assurent la moitié au moins de leur financement grâce à des subventions. Treize entreprises réalisent la moitié au moins de leurs revenus par des recettes commerciales, et quatre ne perçoivent aucun financement public et vivent exclusivement grâce aux recettes commerciales et aux donations. Ainsi, l’étude montre que les modèles de financement sont plutôt diversifiés et que les recettes commerciales sont une source de financement importante pour les entreprises sociales.

Types de postes de travail et modèles salariaux Les entreprises sociales proposent des emplois et offrent des modèles salariaux différents des autres entreprises présentes sur le marché. Ainsi, parmi les 80 entreprises sociales interrogées qui accueillent exclusivement des bénéficiaires de l’AI, 65 % proposent des emplois à long terme. Au contraire, celles qui visent à réinsérer aussi rapidement que possible les bénéficiaires de l’AC et de l’aide sociale sur le marché primaire de l’emploi proposent plutôt des postes de travail temporaires. En principe, différentes possibilités coexistent au sein d’une même entreprise en termes de postes et de modèles salariaux. Dans la majorité (68 %) des 313 entreprises sociales analysées, les bénéficiaires perçoivent un salaire, sous une forme ou sous une autre : complément à la rente7 (37 % de l’échantillon), salaire lié à la productivité (27 %) ou salaire correspondant à ceux en usage dans la branche (4 %). La configuration concrète des salaires dépend de différents critères, comme le groupe cible, le type d’activité, l’autorité de placement ou de financement. En conséquence, le niveau de salaire varie également. En plus, de nombreuses autres prestations non monétaires viennent souvent compléter la rémunération des bénéficiaires.

Conclusion Le rapport fournissant les bases pour répondre au postulat Carobbio illustre l’étendue du champ d’action des entreprises sociales et dresse le paysage de ces entreprises dans notre pays. A travers les différentes formes de collaboration avec les autorités publiques et en exploitant leur marge de manœuvre entrepreneuriale, les entreprises sociales contribuent grandement à l’intégration sociale et professionnelle.

  • 1. Office fédéral de la statistique.
  • 2. Postulat 13.3079.
  • 3. Le projet de recherche INSOCH : Die Sozialfirma als Grundstein sozialer ­Innovation – Brückenschläge mit Erfolga été mené conjointement par la HES du Tessin (SUPSI), la HES de la Suisse du Nord-Ouest (FHNW) et la HES à distance suisse (HESD).
  • 4. La base de données a été élaborée dans la première phase du projet INSOCH.
  • 5. Ces catégories ont été formées en deux étapes grâce à l’algorithme de classification Birch. Elles ont été sélectionnées à l’aide du critère d’information bayésien de Schwarz.
  • 6. Les 21 entreprises sélectionnées, sur lesquelles se base la deuxième phase du projet INSOCH, sont représentatives des 313 entreprises sociales du point de vue de la répartition géographique et de l’appartenance aux catégories mentionnées ci-dessus.
  • 7. Le complément à la rente désigne exclusivement le salaire assuré versé à la personne pour son activité. Les indemnités journalières ou d’autres indemnités provenant du système de sécurité sociale ne sont pas prises en compte.
BBA MAS, chargé de cours et collaborateur scientifique, département ­économie d’entreprise, de la santé et du travail social, HES de la Suisse italienne (SUPSI)
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Docteur ès sciences économiques, directrice de recherche en innovation et comptabilité/audit, Institut pour le management et l’innovation, HES à distance (HESD).
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Collaboratrice scientifique, Haute école de travail social FHNW
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Docteur ès sciences politiques, professeur et directeur à l’Institut pour le ­management et l’innovation de la HES à distance (HESD).
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