Etat et limites des rapports sur la pauvreté en Suisse

Diverses formes de rapports sur la pauvreté ont été développées en Suisse ces quinze ­dernières années. Ces rapports fournissent un aperçu hétérogène et fragmentaire du ­phénomène, ­ainsi que des mesures de prévention et de lutte contre la pauvreté. Il n’existe pas encore ­de moni­toring national longitudinal exhaustif de la situation.
Sarah Neukomm, Marie-Christine Fontana
  |  03 juin 2016
    Recherche et statistique
  • Pauvreté

Un état des lieux des rapports sur la pauvreté en Suisse a été dressé sur mandat du Programme national contre la pauvreté. Les chercheurs ont identifié les lacunes en la matière. L’étude a porté à la fois sur les approches des cantons et des communes – la prévention et la lutte contre la pauvreté relevant essentiellement de leur compétence – et sur l’élaboration de rapports dans une perspective nationale.

Rapports cantonaux et communaux Si les cantons sont de plus en plus nombreux à établir des rapports sur la situation sociale ou sur la pauvreté, certains se limitent à présenter les différents transferts sociaux. Les rapports élaborés par les cantons proposent une analyse statistique fondée et détaillée de la pauvreté matérielle et des groupes de population concernés. Beaucoup exposent aussi les conditions structurelles (systèmes de prestations et, dans certains cas, autres prestations). Certains donnent des indications sur les situations précaires, sur les autres fragilités qui peuvent conduire à la pauvreté et sur les domaines de la vie pour lesquels la pauvreté porte particulièrement à conséquence. La plupart des rapports cantonaux ne livrent pas de vue d’ensemble systématique de la pauvreté.

Au total, sept cantons ont produit un rapport sur la pauvreté (voir tableauT1), généralement dans le cadre d’un rapport traitant de plus larges aspects de la situation sociale.

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En 2012, la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des affaires sociales (CDAS) a émis des recommandations1 en vue d’augmenter le nombre de rapports cantonaux sur la situation sociale et d’améliorer la comparabilité entre les rapports : selon ces recommandations, la pauvreté – mesurée à l’aide des données de l’Office fédéral de la statistique (OFS) – et le risque de pauvreté doivent systématiquement être abordés dans les rapports sociaux des cantons.

Aucune commune n’établit à ce jour de rapport régulier allant au-delà de la présentation des transferts sociaux.

Concentration sur la pauvreté financière Les rapports sur la situation sociale élaborés par les cantons s’appuient avant tout sur des indicateurs de la pauvreté financière comme le taux de pauvreté, souvent complétés par d’autres caractéristiques de la situation économique des ménages. Les cantons qui fournissent aussi des informations sur d’autres domaines de la vie sont principalement ceux qui rendent compte de la pauvreté dans le cadre d’un rapport portant plus largement sur la situation sociale. Le lien avec la pauvreté n’est généralement pas apparent, car celle-ci n’est pas le véritable objet des rapports en question. Le rapport du canton de Bâle-Ville dresse le tableau le plus complet et le plus cohérent : il analyse en profondeur la situation en matière de pauvreté en tenant compte d’autres domaines comme la formation, la santé et les contacts sociaux, et propose des mesures. Les rapports du canton de Berne se concentrent sur la pauvreté financière, mais ils s’intéressent également à ses déterminants et à ses conséquences. Berne est par ailleurs le seul canton à présenter un plan cantonal de mesures et à avoir défini des priorités.

Comparabilité limitée faute de conception commune Les rapports cantonaux sur la pauvreté diffèrent tant du point de vue de leur conception que de celui de leur méthode. Le choix des indicateurs, leur définition et la manière dont sont collectées les données varient fortement d’un canton à l’autre. Ainsi, alors que le taux de pauvreté est l’un des rares indicateurs utilisés par tous les cantons, il ne permet guère d’établir des comparaisons, car chaque canton s’appuie sur sa propre définition et sur son propre type de données. Les définitions varient également pour d’autres facteurs comme la formation, la santé, l’activité lucrative et les phases de la vie. Enfin, la plupart des cantons ne font pas de relevé systématique des mesures de prévention et de lutte contre la pauvreté.

Rapports nationaux Au niveau national, les rapports les plus complets sur la pauvreté et la lutte contre la pauvreté émanent de l’OFS et de Caritas. Les rapports sociaux de la Fondation suisse pour la recherche en sciences sociales (FORS; Bühlmann et al. 2012) et de la CDAS contiennent eux aussi quelques indicateurs de la pauvreté.

Indicateurs de la pauvreté et études approfondies de l’OFS A la rubrique « Niveau de vie, situation sociale et pauvreté » de son site web, l’OFS met à jour annuellement depuis une dizaine d’années une série d’indicateurs qui s’appuient depuis 2010 sur les données des statistiques sur les revenus et les conditions de vie (SILC)2. Cinq de ces indicateurs – pauvreté, risque de pauvreté, privations matérielles, satisfaction dans la vie et évaluation de la situation financière du ménage – se concentrent sur la dimension matérielle de la pauvreté.

Afin de compenser le manque de données relatives aux aspects non matériels de la pauvreté, l’OFS a publié au cours des quinze dernières années divers rapports et analyses plus approfondis sur ce thème (p. ex. OFS 2014). La prise en compte d’autres caractéristiques comme l’âge, l’origine, le type de ménage ou le statut professionnel permettent de mieux appréhender la répartition de la pauvreté matérielle dans les différents groupes de population, même si ce n’est que de manière ponctuelle et non longitudinale.

L’OFS élabore également un « Rapport social statistique Suisse » par législature (OFS 2015), qui contient lui aussi différents indicateurs de la pauvreté matérielle et donne une vue d’ensemble des informations statistiques disponibles sur d’autres domaines de la vie (p. ex. la santé, la formation), même si elles ne sont pas mises en relation directe avec la pauvreté.

L’OFS n’offre pas de données sur les contacts sociaux ni sur l’intégration politique et culturelle qui sont liées à la pauvreté directement. De même, jusqu’à l’introduction des données pertinentes dans l’enquête SILC, on ne disposait que d’un tableau incomplet de la dynamique de la pauvreté et des parcours de vie, qui n’apparaissent pas dans les données de l’aide sociale. Quant aux mesures de prévention et de lutte contre la pauvreté, elles sont mentionnées uniquement dans le rapport social statistique, avec des informations sur les systèmes de prestations.

Priorité donnée aux aspects qualitatifs et observation des mesures par Caritas Caritas fournit une contribution notable au niveau national. Depuis 1999, l’association publie un rapport annuel sur la situation sociale en Suisse, « l’Almanach social », qui accorde une place importante à la pauvreté et aux mesures de prévention et de lutte contre celle-ci. En outre, Caritas publie depuis 2012 un rapport annuel sur la pauvreté3, dans le cadre de la campagne « Réduisons de moitié la pauvreté ». Ces publications, et notamment l’almanach social avec son recensement, sa catégorisation et son traitement approfondi de la pauvreté et de son évolution, dressent un vaste tableau de la pauvreté en Suisse. Elles portent sur la nature de la pauvreté et s’attachent à donner une vision pluridimensionnelle du phénomène, en abordant tant les aspects matériels que d’autres domaines de la vie pertinents et le sentiment subjectif des personnes concernées.

Enjeux Les rapports élaborés aux niveaux cantonal et national sont confrontés à des enjeux tenant à la fois à leur conception et aux données utilisées. Il n’existe pas de définition ni de système de mesure de la pauvreté reconnus par l’ensemble des acteurs. L’opérationnalisation de la pauvreté présente également des problèmes fondamentaux, et les données disponibles sont lacunaires à plusieurs points de vue :

  • Absence de définition pluridimensionnelle de la pauvreté :il n’existe pas de définition contraignante de la pauvreté allant au-delà des aspects purement matériels et considérant la pauvreté comme un phénomène pluridimensionnel. Il n’existe pas non plus de prescriptions ou de conventions largement reconnues quant aux domaines concernés et à l’ampleur des difficultés que doit rencontrer une personne pour être considérée comme pauvre. Par ailleurs, même une vision pluridimensionnelle de la pauvreté ne permet pas toujours de déterminer avec précision ce qui fait partie de la pauvreté ni d’établir une distinction claire entre les causes et les conséquences de la pauvreté.
  • Difficulté d’opérationnalisation : l’imprécision des définitions complique l’opérationnalisation des concepts, et il est en particulier difficile de créer des indicateurs fiables et valides qui permettent de mesurer davantage que la dimension matérielle de la pauvreté. Un autre obstacle réside dans la disponibilité limitée de données statistiques détaillées établissant un lien entre la pauvreté financière et d’autres domaines pertinents comme la santé et la formation.
  • Hétérogénéité dans l’application des systèmes de mesure : le seuil de pauvreté et le taux de pauvreté sont des indicateurs de la pauvreté financière qui sont largement reconnus par la politique, la société et la science. Mais ici aussi, en raison notamment des données disponibles, les acteurs ne saisissent pas les mêmes valeurs, ce qui complique surtout les comparaisons qui seraient nécessaires pour parvenir à une description cohérente de la pauvreté. Certains acteurs considèrent ainsi le seuil de pauvreté comme une valeur absolue et d’autres comme une valeur relative, et ses composantes sont parfois définies différemment. De même, le taux de pauvreté est déterminé à partir de définitions du revenu différentes.
  • Incompatibilité des sources de données : pour décrire et mesurer la pauvreté, les cantons et la Confédération recourent à de nombreuses sources de données, notamment les résultats d’enquêtes et les données fiscales. Or ces données n’ont pour la plupart pas été relevées dans le but d’analyser la pauvreté. Elles présentent donc des lacunes et n’ont pas toujours le degré de précision souhaité pour effectuer un inventaire complet de la pauvreté à l’échelle du pays. Les données fiscales sont disponibles au niveau cantonal uniquement et elles ne correspondent pas à la définition du ménage généralement utilisée dans les mesures de la pauvreté. En outre, certains transferts sociaux importants n’y apparaissent pas. Quant aux données issues des enquêtes de l’OFS, elles peuvent être exploitées uniquement pour l’ensemble de la Suisse ou éventuellement pour de grandes régions, et elles soulèvent des interrogations quant à la représentabilité des échantillons et la qualité des données.

Conclusion Les rapports nationaux et cantonaux sur la pauvreté fournissent un aperçu de la situation et de l’évolution de la pauvreté en Suisse. Ils livrent des informations centrales sur l’ampleur du phénomène ainsi que sur la structure de la population concernée par la pauvreté matérielle. Dans plusieurs cantons, les groupes à risque sont identifiés et quantifiés, et les causes et les conséquences de la pauvreté sont décrites en détail. Certains cantons disposent aussi d’indicateurs qui permettent de tirer des conclusions sur la dynamique de la pauvreté ainsi que sur d’autres composantes de la pauvreté financière. Il existe également des éléments sur l’ampleur des conditions de vie précaires et des difficultés en matière de formation, d’activité lucrative et de santé. Les études ne livrent cependant que rarement une analyse intégrale de la pauvreté en tant que phénomène pluridimensionnel. Les rapports existants diffèrent tellement les uns des autres de par leur conception et leur méthodologie qu’aucune comparaison systématique n’est possible. Ainsi, l’observation continue de la situation s’avère difficile.

  • Bibliographie
  • Office fédéral de la statistique (2015) : Rapport social statistique suisse 2015, Neuchâtel : OFS : www.statistique.admin.ch > 13 – Protection sociale > Rapports sur la protection sociale > Rapport social suisse.
  • Office fédéral de la statistique (2014) : Pauvreté en Suisse : concepts, résultats et méthodes. Résultats calculés sur la base de l’enquête SILC 2008 à 2010, Neuchâtel : OFS : www.statistique.admin.ch > Actualités > Publications.
  • Bühlmann, Felix ; Schmid Botkine, Céline ; Farago, Peter ; Höpflinger, François ; Joye Dominique ; Levy, René ; Perrig-Chiello, Pasqualina ; Suter, Christian (2012) : Rapport social 2012 : Générations en jeu, Zurich : Editions Seismo.
  • 1. www.sodk.ch > Actualités > Recommandations > Recommandations relatives à la forme et au contenu des rapports sur la situation sociale dans les cantons (2012).
  • 2. Voir www.statistique.admin.ch > Thèmes > 20 – Situation économique et sociale de la population > Niveau de vie, situation sociale et pauvreté > Données, indicateurs.
  • 3. Voir www.armut-halbieren.ch > Campagne « Réduisons de moitié la pauvreté » > Rapport sur la pauvreté.
Politologue, Neukomm Impacts
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Dr. sc. pol., Projektleiterin econcept AG.
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