Effets de la première vague de Covid-19 : une analyse selon le revenu

Jean-Pierre Tabin, Romaric Thiévent, Judith Kühr, Ursina Kuhn, Robin Tillmann
  |  08 octobre 2021
    Recherche et statistique
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  • Politique sociale en général

Si la crise de Covid-19 a touché l’ensemble de la population, ses effets négatifs touchent davantage les personnes à bas revenus, avec pour conséquence un renforcement des désavantages. Des inégalités notables ressortent également en fonction de l’âge, du genre et du statut de travail.

En un coup d’œil

  • Durant la première vague de la pandémie au printemps 2020, les personnes à bas revenus ont moins travaillé en télétravail, ont plus souvent été au chômage partiel et ont davantage craint une perte d’emploi que les personnes avec de meilleurs revenus. 
  • Les effets négatifs de la crise ont davantage touché les personnes avec un bas revenu en ce qui concerne la situation financière, la santé (psychique), l’activité lucrative (télétravail, chômage partiel) et la famille (garde des enfants, suivi scolaire).
  • Les désavantages professionnels n’étaient pas toujours liés au revenu. Les secteurs économiques d’où provenaient les revenus ont notamment joué un rôle déterminants.

La Plateforme nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté a invité l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) à lancer des projets de recherche sur les conséquences de la pandémie. Un mandat a été confié à FORS et à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL/HES-SO) pour évaluer les conséquences de la pandémie et des mesures prises (notamment le semi-confinement du 17 mars au 11 mai 2020) sur les conditions de vie de la population. Cet article est un résumé du rapport remis à l’OFAS en mai 2021 (Tillmann et al. 2021).

Questions de recherche et objectif du rapport

La recherche visait à répondre à deux questions principales. D’une part, il s’agissait de savoir si les effets négatifs de la pandémie et des mesures prises pour l’endiguer lors de la première vague avaient davantage touché les personnes ayant les revenus les plus bas, en d’autres termes, de savoir si la crise a renforcé les désavantages et les inégalités sociales. D’autre part, il s’agissait d’identifier si, à revenu égal, certains groupes sociaux étaient davantage touchés par exemple en raison de leur âge, de leur genre, de leur configuration familiale, de leur position socioprofessionnelle, de leur niveau d’éducation, etc. Pour ce faire, de nombreuses variables sociodémographiques ont été testées afin de tenir compte du caractère multidimensionnel de la position d’un individu dans la société, car elle ne peut se réduire à une hiérarchie verticale simple comme pourrait le laisser supposer une mesure par le seul revenu.

Méthode

La recherche repose sur les données du Panel suisse de ménages (PSM), en particulier sur le volet spécial «Covid-19» conduit en mai-juin 2020 (PSM + Covid-19). Le PSM est une enquête longitudinale unique en Suisse, parce qu’elle interroge depuis 1999 chaque année tous les membres des ménages d’un échantillon aléatoire suivi dans le temps. Le PSM permet donc d’observer le changement social, notamment la dynamique de l’évolution des conditions de vie en Suisse. Comme le PSM dispose de mesures effectuées avant la survenue de la pandémie de coronavirus, c’est un instrument particulièrement adapté pour répondre aux questions de recherche que nous venons de mentionner. Deux limites sont toutefois à signaler. La première se rapporte au fait que les données du PSM se limitent aux effets de la première vague de la pandémie et des mesures prises en raison de la «situation extraordinaire». La seconde concerne le moment où le volet spécial a été conduit, très proche de la fin de la période de semi-confinement. L’enquête n’a dès lors pu documenter que ses conséquences à court terme sur les conditions de vie. Il faudra attendre les prochaines enquêtes du PSM pour les connaître dans la durée.

Concernant la situation financière, nous partons du revenu disponible équivalent du ménage, pondéré donc par la taille de ce dernier. Il tient compte de l’ensemble des revenus (d’activité, rentes, etc.) ainsi que d’un loyer fictif pour les propriétaires, dont sont déduits les impôts directs, les primes d’assurancemaladie ainsi que les dépenses de transfert vers d’autres ménages. Trois catégories de revenu sont considérées. Les faibles revenus (moins de 70% de la médiane) représentent 14,5% de la population sous enquête, les revenus moyens (entre 70 et 150% de la médiane) 67% et les revenus élevés (plus de 150% de la médiane) 19%. Relevons qu’une dimension problématique du concept de revenu pour mesurer le niveau de vie est l’omission de la fortune. Pour atténuer ce problème, des contrôles ont été effectués via différentes informations sur la situation matérielle du ménage, afin de tenter d’exclure les ménages fortunés du groupe des bas revenus.

Les résultats de la recherche sont issus d’analyses de régression pour contrôler les interactions possibles entre les catégories de revenu et les autres facteurs explicatifs (âge, genre, type de ménage, etc.).

Principaux résultats

Dans cet article, nous nous concentrons pour l’essentiel sur la première question de recherche, comme on l’a vu liée aux catégories de revenu. Cinq grandes thématiques, déterminantes au plan des conditions de vie, ont été investiguées: la situation financière, professionnelle, la santé, la famille, le support et la satisfaction avec les relations sociales.

Situation financière

En ce qui concerne la situation financière, l’étude montre que la crise de Covid-19 et les mesures mises en place pour la combattre ont eu des effets négatifs sur toutes les catégories de revenu. Toutefois, il existe des différences significatives: par exemple, les personnes qui appartiennent à la catégorie de revenu la plus basse rapportent systématiquement davantage d’effets négatifs (voir tableau T1). On peut donc estimer que la pandémie tend à provoquer un renforcement des inégalités financières.

Situation professionnelle

En ce qui concerne la situation professionnelle, les résultats montrent sans surprise d’importants changements des situations d’emploi liés à la crise, ainsi que des différences selon les catégories de revenu. Par exemple, les personnes à faible revenu travaillent moins souvent à domicile et estiment le risque de perdre leur emploi plus élevé que les autres catégories de revenu. La proportion de travail à domicile va de 28% pour les bas revenus à 60% pour les revenus élevés. Sur une échelle allant de 0 «aucun risque» à 11 «cela est déjà arrivé», près d’un tiers des personnes ayant un revenu faible rapportent un risque de 3 au minimum de perte d’emploi, alors que seules environ un quart des personnes ayant des revenus moyens et élevés le font. De même, seules 12% des personnes qui ont un revenu élevé sont touchées par le chômage partiel, alors que 22% des bas revenus et 20% des revenus moyens le sont. De manière générale, l’analyse permet d’observer que les désavantages relatifs au domaine professionnel ne sont pas toujours fonction de l’appartenance à une catégorie de revenu spécifique. À cet égard, les secteurs économiques, notamment, jouent un rôle non négligeable.

La santé et le bien-être

Lorsque l’on se penche sur la santé et le bien-être, la recherche montre qu’il existe des effets différenciés en fonction de la catégorie de revenu, mais sans qu’ils ne soient systématiques pour toutes les dimensions de santé et de bien-être étudiées. Les personnes à bas revenus se distinguent notamment par une inquiétude plus importante de ne pas recevoir les soins nécessaires en cas d’infection et elles rapportent davantage de manifestations physiques de stress ou d’angoisse, ainsi qu’une prévalence plus forte de sentiments négatifs (voir tableau T2).

Ces différences doivent toutefois être relativisées: elles reflètent la santé mentale plus fragile de la catégorie des bas revenus qui existait déjà avant la pandémie. À l’issue de la première vague de cette dernière, les analyses longitudinales n’indiquent pas de renforcement des inégalités sociales de santé, du moins lorsqu’on les documente via des indicateurs de bien-être.

La famille et le support

Dans les familles, la fermeture des écoles a débouché sur un passage à l’enseignement à distance. Cette situation a engendré de nombreux problèmes, comme le manque de temps et de compétences pour encadrer la scolarité des enfants, ou encore la difficile articulation du télétravail avec l’école à la maison. Les analyses montrent qu’il existe des différences significatives entre catégories de revenu dans le fait d’être parfois submergé par la garde des enfants et pour l’accompagnement des travaux scolaires, la population à bas revenus se déclarant davantage dépassée. Ainsi, 34,9% des parents appartenant à cette population se disent submergés par l’encadrement des travaux scolaires, alors que ce n’est le cas que de 15,2% des revenus moyens et de 20,3% des revenus élevés. Par contre, aucune différence entre ces catégories n’est observable concernant les tensions à la maison ou le fait de considérer cette situation comme une chance de passer plus de temps avec ses enfants.

L’école à la maison

Outre les différences mentionnées selon les catégories de revenu, des analyses tenant compte d’autres caractéristiques sociodémographiques montrent des variations en ce qui concerne le sentiment d’être dépassé par l’encadrement des travaux scolaires des enfants. Il y a un effet lié au genre, les femmes se déclarant davantage submergées ; lié au nombre d’enfants scolarisés, les problèmes d’encadrement augmentant avec la taille de la famille ; et lié au niveau de formation des parents, un niveau de formation élevé diminuant les problèmes d’accompagnement des travaux scolaires. En outre, l’analyse dégage un effet lié à l’âge : les parents les plus jeunes (18-35 ans) se déclarent comparativement moins submergés par les travaux scolaires que les parents plus âgés.

La fermeture des écoles et des structures d’accueil a débouché sur la présence prolongée des enfants dans l’espace domestique. De manière générale, le sentiment d’être submergé par l’occupation des enfants, scolarisés ou non, est inégalement réparti. Les parents ayant des enfants en âge préscolaire se déclarent davantage submergés que les autres, ce sentiment augmentant linéairement avec le nombre d’enfants. Enfin, le sentiment d’être submergé par l’occupation des enfants est plus fort chez les personnes au chômage. Les problèmes liés à l’articulation entre vie professionnelle et vie privée ont augmenté, depuis le début de la crise, en fonction du nombre d’enfants dans le ménage ; au contraire, pour les personnes en télétravail, la situation s’est améliorée.

Les relations personnelles

Enfin, l’analyse des données montre que la satisfaction dans les relations personnelles ne s’est pas dégradée en raison de la crise, et qu’il n’y a pas pour cet objet d’effet lié à la catégorie de revenu. Quant au sentiment de solitude, il a diminué pour les revenus moyens, alors qu’il n’a pas changé pendant la première vague de la pandémie pour les bas ou pour les hauts revenus.

Résumé

En résumé, selon notre analyse, les effets négatifs de la crise ont davantage touché les personnes à bas revenus que les autres, ce qui signifie un renforcement des inégalités déjà existantes. Mais cette tendance n’est pas systématique. Les conséquences négatives frappant les bas revenus s’observent surtout en ce qui concerne la situation financière, certaines dimensions de la santé (notamment psychique), le travail rémunéré (télétravail, chômage partiel) et la famille (garde des enfants, suivi de la scolarité). Mais pour certaines facettes de la situation professionnelle, les effets négatifs sont plus modérés, voire inexistants ; il en va de même en matière de support et de satisfaction avec les relations sociales.

Professeur HES ordinaire, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL/HES-SO).
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Docteur en sciences humaines et sociales, adjoint scientifique, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL/HES-SO).
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DEA, adjointe scientifique, Haute école de travail social et de la santé Lausanne (HETSL/HES-SO).
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PhD, Senior Researcher, FORS.
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PhD, head of group SHP, FORS.
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