Discours pour la prévention de la radicalisation sur Internet

L’influence d’Internet est de plus en plus souvent mise en cause dans la radicalisation extrémiste. Les jeunes y sont particulièrement vulnérables. L’année passée, quatre projets pilotes suisses ont développé des offres en ligne visant à prévenir la radicalisation sur Internet. Leurs méthodes et leurs résultats ont fait l’objet d’une évaluation scientifique.
Dirk Baier
  |  06 septembre 2019
    Recherche et statistique
  • La société
  • Protection de l’enfance et de la jeunesse

Diverses mouvances extrémistes font de la propagande sur Internet, le plus souvent au moyen de messages vidéo, et tentent de mobiliser les jeunes. Il s’agit d’opposer à ces contenus extrémistes et radicaux des informations solides sous forme de contre-discours ou de discours alternatifs. Par « contre-discours », on entend des messages qui s’opposent de façon explicite à des contenus extrémistes en les déconstruisant. Les « discours alternatifs », en revanche, mettent l’accent sur la transmission de contenus positifs et promeuvent des valeurs telles que la tolérance, la compréhension mutuelle et la démocratie. Dans le cadre du point fort 2017-2018 « Extrémisme et radicalisation », la Plateforme nationale Jeunes et médias de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) a sélectionné et soutenu quatre projets pilotes qui ont développé des contre-discours et des discours alternatifs. En collaboration avec la Haute école de travail social de Fribourg (HES-SO), l’institut pour la délinquance et la prévention criminelle de la Haute école zurichoise de sciences appliquées (ZHAW) a procédé à l’évaluation de ces projets pilotes, l’objectif étant l’assurance qualité et la production de connaissances concernant la mise en œuvre de ce type de projets et leurs effets. D’un point de vue méthodologique, divers instruments d’évaluation ont été utilisés : différentes formes d’entretiens qualitatifs (avec des jeunes participant au projet, avec des membres de la direction de projet, avec des experts indépendants), des observations faites au cours d’ateliers, des discussions de groupe, des recherches sur Internet et un questionnaire standardisé.

Les projets pilotes D’entente avec un comité d’experts nationaux, l’OFAS a sélectionné des projets pilotes auxquels il a accordé un soutien financier et idéel. Ces projets recouvraient différents types de discours : certains véhiculaient leur message plutôt par des images, d’autres davantage par du texte, certains projets étaient plutôt des contre-discours, d’autres des discours alternatifs. La caractéristique commune de tous ces projets était la participation d’adolescents et de jeunes adultes à l’élaboration des discours.

Dans le cadre du premier projet sélectionné, « Winfluence », cinq clips vidéo ont été créés qui abordent des thèmes tels que la violence au sein du couple et la xénophobie. Dans le cadre du deuxième projet, « KnowIslam », des mèmes (citations tirées du Coran apparaissant sur fond d’image) et des vidéos d’information ont été développés à propos de l’islam (p. ex. au sujet de la violence dans l’islam). Le troisième pro­jet, « SwissMuslimStories » a créé dix brefs portraits vidéo de jeunes adultes musulmans. Enfin, dans le cadre du quatrième projet, « PositivIslam », de jeunes blogueuses et blogueurs ont rédigé et diffusé leurs articles. Alors que les trois premiers projets couvraient la Suisse alémanique, ce dernier projet était porté par des francophones et des italophones.

Observations concernant la mise en œuvre L’idée de l’OFAS de donner une impulsion à l’élaboration de contre-discours et de discours alternatifs en lançant un appel à projets et en proposant un financement partiel des projets retenus peut, dans l’ensemble, être considérée comme une réussite. Même si les quatre projets n’ont pas toujours atteint leurs groupes cibles et leurs objectifs ambitieux, de nombreux discours sous forme de clips vidéo et de textes ont vu le jour.

Plusieurs facteurs ont contribué à ce résultat. Premièrement, les idées directrices étaient généralement claires dès le début du projet et prenaient souvent modèle sur des projets existants dans d’autres pays. Deuxièmement, plusieurs projets ont fait appel à des compétences externes, essentielles à la mise en œuvre professionnelle de certaines étapes (p. ex. agence publicitaire, réalisateur de films, pédagogue de théâtre). Troisièmement, des adolescents et des jeunes adultes ont participé à tous les projets, en assumant un rôle soit très actif (élaboration de scènes pour des clips vidéo en motion comic , groupe de blogueurs) soit consultatif.

Bien que la participation des jeunes soit un élément important, elle pose aussi quelques défis. En particulier lorsque les jeunes doivent assumer une grande part de responsabilité concernant la réussite du projet, une motivation hors norme leur est demandée. Pour mieux motiver les jeunes, il pourrait être judicieux de les impliquer dès le début dans la conception du projet. Dans le cadre des projets pilotes, tant le thème (radicalisation) que la conception (l’idée du projet et du type de discours à produire) étaient imposés. La participation des jeunes se déroulait donc dans un cadre donné, strictement défini. Un autre défi concernant le travail avec des jeunes consiste dans le fait qu’ils s’exposent fortement, notamment lors de projets produisant du matériel vidéo. Dans ces cas, il faut prendre des dispositions afin de protéger les jeunes des conséquences négatives pouvant découler de leur engagement. Dans le cadre des projets pilotes, cela a bien fonctionné.

L’approche de l’OFAS se caractérisait par le fait que les discours étaient toujours soumis à un comité d’experts avant leur publication. Il s’agissait de réduire le risque de diffuser des contenus n’étant pas clairement des contre-discours ou des discours alternatifs. Comme tous les discours subissaient cet examen après leur élaboration et que cela durait environ deux semaines – d’autant plus que les experts demandaient parfois des modifications – les porteurs de projet ont en partie critiqué ce processus. Ce dernier a toutefois contribué à assurer la qualité des discours, même si c’était au prix de certains retards.

Concernant leur diffusion, l’évaluation a montré qu’en partie les discours ont été consultés un grand nombre de fois depuis leur publication sur les médias sociaux, surtout lorsque leur propagation avait été soutenue financièrement. Pourtant, même lorsqu’un discours a atteint de nombreuses personnes, cela n’a presque jamais débouché sur de quelconques activités. Il y a eu aussi très peu de commentaires, de recommandations, etc. Aucun des projets ou discours n’a suscité de débat important sur les plateformes des médias sociaux. L’évaluation a montré que, de manière générale, être présent sur Internet ne suffit pas à assurer la diffusion des discours et que des activités hors ligne sont indispensables. Afin d’atteindre une diffusion plus large, il est important de collaborer avec des organisations qui partagent les discours élaborés.

Pour obtenir une diffusion maximale et optimiser ainsi le potentiel des discours, la phase d’élaboration doit être suivie d’une phase de réalisation. Bien que pour l’instant les projets ne soient pas conçus de manière pérenne, des idées existent concernant une suite possible. Ainsi, dans un deuxième temps, des manuels ou d’autres aides pourraient venir compléter les vidéos, permettant de les utiliser de manière structurée avec des adolescents ou de jeunes adultes, p. ex. à l’école ou dans l’animation jeunesse.

Observations concernant les effets Les entretiens avec les experts et surtout l’enquête standardisée supplémentaire, menée auprès de plus de 1500 adolescents et jeunes adultes laissent supposer que les discours ont eu un effet préventif. Le but de l’enquête était d’analyser les effets produits par les vidéos du projet pilote sur différentes opinions et de les comparer aux effets induits par des films sur le courage civique.

L’enquête a d’abord montré que, la plupart du temps, les contenus des vidéos étaient bien compris – après avoir vu une vidéo, les personnes interrogées étaient priées d’en rédiger un bref compte rendu. Les personnes interrogées ont également mis en relief des problèmes et des possibilités d’amélioration concernant en partie les messages transmis et en partie les éléments formels de présentation (p. ex. la musique). Dans l’ensemble, les adolescents et les jeunes adultes ont apprécié les discours : pour quatre sur cinq discours, plus de la moitié des personnes interrogées ont indiqué que le clip vidéo leur a plu. L’analyse des résultats de l’enquête montre par ailleurs que les discours abordent des thèmes pertinents, qu’ils ont touché le public et suscité une réflexion. Les clips vidéo du projet « KnowIslam » notamment ont été jugés plaisants par les musulmans interrogés.

Les adolescents et les jeunes adultes ont également dû indiquer s’ils estiment que les discours des projets pilotes sont efficaces en termes de prévention de la violence et de la radicalisation. Seule une minorité des personnes interrogées était de cet avis. Ce genre d’estimations ne permet toutefois pas de tirer des conclusions sur l’efficacité réelle des discours. Celle-ci a été étudiée en comparant les effets produits par les vidéos des projets pilotes avec ceux produits par des vidéos sur le courage civique. Bien que les résultats doivent être considérés avec prudence étant donné qu’aucun plan d’expérience n’a été utilisé, la preuve a pu être apportée que les clips vidéo des projets augmentaient légèrement la tolérance tandis que les opinions extrémistes et islamistes reculaient.

Recommandations Les contre-discours et les discours alternatifs ne suffiront pas à empêcher la radicalisation des jeunes. Les causes de la radicalisation étant complexes et multiples, ces discours, diffusés sur Internet et sur les plateformes des médias sociaux, ne peuvent être qu’un élément parmi d’autres formant une stratégie plus large de prévention de la radicalisation et de l’extrémisme. Concernant ce type de discours, l’évaluation des projets pilotes permet de formuler quelques recommandations qui peuvent être utiles pour la réalisation de projets futurs :

  • Compte tenu de l’importance d’Internet et des médias sociaux pour la socialisation des jeunes, il serait souhaitable que des projets analogues aux projets pilotes présentés ici entreprennent de façon explicite d’élaborer des discours alternatifs ou des contre-discours s’opposant à l’islamisme radical ou à d’autres formes d’extrémisme (p. ex. l’extrémisme de droite ou de gauche).
  • À l’avenir, la Confédération, les cantons et les communes devraient continuer à encourager la création de projets de prévention sur Internet et dans les médias sociaux. La ­réalisation de ces projets devrait toutefois rester entre les mains d’organisations indépendantes.
  • Chaque projet produisant ce type de discours devrait faire appel à un comité d’experts chargé d’examiner les discours avant leur publication et de répondre à d’éventuelles questions concernant leur élaboration. Les compétences de ces experts seraient à définir au cas par cas, en fonction de chaque projet particulier. Il faudrait toutefois tenir compte tant du contenu (ici : radicalisation) que des aspects formels (ici : diffusion dans les médias sociaux, plan de communication).
  • Au niveau international, l’échange d’expériences et de bonnes pratiques concernant l’élaboration des discours devrait être encouragé.
  • L’intégration de la population musulmane en Suisse est 
une problématique qui touche l’ensemble de la société ; les discours alternatifs et les contre-discours peuvent apporter leur modeste contribution à sa résolution. Les 
vidéos informatives et les textes de blogs, mais surtout les films qui présentent des destins individuels peuvent s’avérer utiles à cet égard. En montrant des personnes musulmanes faisant tout naturellement partie de la société suisse (et en montrant qu’être musulman et être suisse est ­compatible), certains préjugés peuvent être combattus ­efficacement.
  • Les projets visant la production de ce type de discours sont complexes. Les directeurs de projet doivent disposer de grandes compétences en matière de gestion de projet. Les projets ne peuvent pas être menés en solitaire et un réseau de partenaires fiables est indispensable. En cas de doute, il faudrait par ailleurs s’en tenir à la devise « moins c’est mieux ». Il est en effet plus prometteur de se concentrer sur l’élaboration de quelques discours et de les diffuser sur quelques canaux bien choisis.
  • Lors de la planification des projets, il faut veiller à ce que des moyens financiers suffisants soient disponibles afin de pouvoir faire appel à une expertise externe si nécessaire (webdesigner, agences, pédagogues de théâtre, réalisateurs de films, etc.).
  • Associer les adolescents et les jeunes adultes de manière participative à l’élaboration des discours est nécessaire et utile. Lorsque les jeunes sont les principaux responsables du projet, cela peut toutefois comporter quelques difficultés. Afin de garantir leur motivation, il faut soit les associer au projet dès le début ou alors leur offrir suffisamment d’avantages ou d’incitations. Que des adolescents ou des jeunes adultes consacrent une grande partie de leur temps libre à mener à bien un projet de discours ne va pas de soi. Il semble en outre important d’associer les jeunes dès le début à la conception du projet ou d’être ouvert à des modifications de fond si les jeunes sont impliqués plus tard. Un autre aspect délicat de la participation des jeunes réside dans le fait qu’en produisant des discours diffusés sur Internet, ils s’exposent. Cette visibilité peut comporter des risques et il faut impérativement réfléchir, en amont du projet, à la manière de protéger en particulier les jeunes adolescents.
  • À l’avenir, l’efficacité des discours alternatifs et des contre-discours devra être examinée à l’aide de méthodes appropriées.
  • La diffusion des discours ne se fait pas d’elle-même. Une stratégie est nécessaire afin d’encourager leur diffusion en ligne. Pour ce faire, la collaboration avec différentes organisations et différentes personnes qui, idéalement, étaient déjà impliquées dans la conception du projet est importante. La diffusion sera sans doute plus grande et les discussions autour des discours seront plus animées si les thèmes abordés sont controversés ou s’ils sont présentés de manière provocatrice.
  • Il faudrait chercher des possibilités d’accompagner et de développer les discours à plus long terme. Les clips vidéos créés dans le cadre des projets pilotes se prêteraient à une utilisation dans des contextes divers, à condition toutefois de fournir des aides ou des manuels appropriés.
  • Les discours sont un moyen parmi d’autres de transmettre des connaissances au sujet de la religion. Il est donc d’autant plus important de se concerter avec des experts lors de leur élaboration et avant leur publication.
  • Il serait souhaitable que de futurs projets soient eux aussi accompagnés d’une évaluation externe afin d’enrichir davantage les connaissances dans ce domaine.
Docteur ès sciences politiques, professeur et directeur à l’Institut pour la délinquance et la prévention criminelle, ZHAW
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