Détection précoce des violences intrafamiliales et des cas de mise en danger du bien de l’enfant

En Suisse, près d’un quart des filles et des garçons subissent des violences de la part de leurs propres parents au cours de leur enfance. Seule une fraction d’entre eux bénéficie d’une aide extérieure. Une nouvelle étude analyse les mesures de détection précoce dans le domaine de la santé.
Paula Krüger, David Lätsch, Peter Voll, Sophia Völksen
  |  02 mars 2018
    Recherche et statistique
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  • Protection de l’enfance et de la jeunesse

Les enquêtes nous apprennent qu’environ 25 % des filles et des garçons qui grandissent en Suisse subissent des violences de la part de leurs propres parents à un moment ou un autre de leur enfance et de leur adolescence, que ces agressions soient physiques, émotionnelles ou sexuelles. Par ailleurs, près de 10 % de tous les enfants et adolescents sont témoins d’actes de violence au sein du couple parental (Lätsch/Stauffer 2016). Pour les jeunes concernés, de telles expériences peuvent être un fardeau très lourd à porter. Elles sont la cause de dépressions et de troubles du développement qui les exposent plus tard à des difficultés psychiques et sociales.

Nous manquons de données précises pour déterminer combien d’enfants bénéficient d’une aide extérieure. Mais des estimations plausibles laissent penser qu’ils ne représentent qu’une fraction de tous les enfants et adolescents qui subissent des violences intrafamiliales. Il y a fondamentalement deux raisons à cela. D’abord, dans de nombreux cas, ce qui se passe au sein de la famille n’est pas perceptible depuis l’extérieur. Ensuite, même lorsque des tiers extérieurs sont au courant des situations de maltraitance, ils ne savent souvent pas comment intervenir. Se sentant impuissants, ils font semblant de n’avoir rien remarqué. Il peut s’agir de personnes fréquentant la famille à titre privé, mais aussi de professionnels comme les enseignants, les travailleurs sociaux ou les médecins. Ce qui est clair, c’est qu’il est urgent pour les praticiens et les chercheurs d’en savoir plus sur les stratégies professionnelles de détection précoce des violences intra­familiales.

Une étude effectuée sur mandat de l’OFAS a analysé les mesures à prendre pour s’attaquer au problème décrit. Elle visait précisément à déterminer comment les professionnels de la santé, de l’éducation et des services sociaux peuvent contribuer à ce que les cas de violence intrafamiliale soient plus souvent détectés à un stade précoce, et ce de manière plus fiable (Krüger et al. 2018). On a choisi pour cela une approche multiméthodes. L’étude comportait une revue de la littérature internationale, une recherche sur Internet et une analyse documentaire portant sur les instruments de détection précoce utilisés et les recommandations émises à ce sujet en Suisse et à l’étranger. Elle a également inclus une analyse des programmes des offres de formation de base, de formation postgrade et de formation continue en rapport avec cette problématique dans le domaine de la santé ; des entretiens ont été conduits avec onze experts de la protection de l’enfance aux niveaux national et international. Enfin, 159 praticiens du domaine des soins ambulatoires ou stationnaires se sont exprimés au sujet de leur pratique dans le cadre d’une enquête téléphonique.

Absence de bonnes pratiques au niveau international La revue de la littérature internationale montre que la Suisse n’est pas seule à pâtir de dispositifs d’aide lacunaires et d’une détection insuffisante des violences intrafamiliales. En ce qui concerne le système de santé et les domaines connexes, aucune bonne pratique largement reconnue ne s’est imposée jusqu’à présent sur la manière d’organiser globalement la détection précoce des violences intrafamiliales. Ce qui fait consensus chez les auteurs, c’est donc en premier lieu un constat socratique : tous sont conscients d’en savoir beaucoup trop peu sur le sujet, un point de vue que partagent les experts consultés. On a tout de même identifié quelques problèmes faisant obstacle à l’élaboration d’une bonne pratique. Le premier est la dépendance du contexte : les divers acteurs des systèmes de santé et de formation ainsi que ceux de l’aide à l’enfance et à la jeunesse entretiennent des contacts très différents avec les familles. La fréquence, la durée, l’intensité et la finalité de ces contacts varient considérablement. Par conséquent, il n’est pratiquement pas possible de développer et d’évaluer des mesures de détection précoce applicables à plusieurs champs d’intervention ou dans différentes fonctions professionnelles. A l’intérieur de chacun des champs d’intervention se prêtant à la mise en place d’une procédure uniformisée se pose ensuite un problème bien connu en matière de diagnostic médical ou psychosocial : l’utilisation d’instruments visant à détecter un maximum de cas d’un problème donné (vrais positifs) fait généralement croître le risque de diagnostics erronés (faux positifs). En ce qui concerne la détection des violences intrafamiliales, le risque sera ainsi plus grand que l’on soupçonne à tort un certain nombre de parents n’ayant pas de comportements violents entre eux ni à l’égard de leurs enfants.

Le risque est particulièrement élevé avec les procédures de dépistage universel. On entend par là des instruments de détection précoce utilisés pour tous les individus d’un groupe cible, même en l’absence d’indices de violences intrafamiliales, comme l’administration routinière d’un questionnaire standardisé lors d’examens pédiatriques préventifs. Les rares études consacrées aux effets des procédures de dépistage universel ont livré des conclusions contradictoires. Au-delà du risque de faux positifs, elles mettent en garde contre une atteinte à la relation de confiance entre le praticien et les parents ; par contre les études montrent aussi que les patients acceptent mieux les questions relatives à leur expérience de la violence lorsqu’ils savent que le même questionnaire est administré à tout le monde. En revanche, si le dépistage est clairement annoncé ou si l’intention du questionnaire est trop manifeste, il faut compter avec certaines tendances au déni. Comme il s’agit d’un sujet moralement et juridiquement sensible qui touche à l’identité parentale, les réponses s’inscrivent dans une stratégie de présentation de soi. Il faut également s’interroger sur la manière de procéder lorsque les personnes refusent de répondre, et sur la reconnaissance éventuelle de leur droit au silence. Comment s’assurer le cas échéant que l’usage de ce droit ne conduit pas automatiquement à un soupçon de maltraitance et à une intervention inopportune, ou inversement, qu’il n’ôte pas son efficacité au dépistage ?

Ces risques semblent moindres lorsque la procédure n’est déclenchée que sur la base d’un soupçon. Dans ce cas, les instruments de diagnostic sont utilisés uniquement que lorsque des indices laissent supposer des violences intrafamiliales. L’inconvénient de cette option est qu’elle ne contribue pas significativement à résoudre le problème fondamental du taux de détection insuffisant. Si les professionnels ne peuvent recourir aux instruments de détection que sur la base d’un soupçon, il reste à déterminer comment ils en viendraient systématiquement à concevoir celui-ci.

Tous ces facteurs contribuent à une très grande réticence des professionnels à utiliser des instruments standardisés, aussi bien en Suisse qu’à l’étranger. Par conséquent les procé­dures mises en œuvre sont pour la plupart non standardisées, du moins en Suisse.

Diversité des mesures de détection précoce dans la pratique Ce que montrent les résultats de l’enquête téléphonique menée auprès de 159 professionnels de la santé exerçant en Suisse, c’est que tous, à l’exception de deux personnes, prennent déjà des mesures pour détecter précocement les cas des violences intrafamiliales. 82 % d’entre eux agissent sur la base d’un soupçon. Ils ne sont que 11 % à utiliser un instrument standardisé. La majorité des professionnels interrogés ont recours au dialogue avec les patients et à l’observation. Il est rare que des directives encadrent la pratique en cas de soupçon de mise en danger du bien de l’enfant. Seules 20 % des personnes interrogées ont indiqué que de telles directives s’appliquaient dans leur pratique ou leur institution. Elles exprimaient des incertitudes quant à la manière de procéder dans les cas suspects. L’absence de directives n’est probablement pas seule en cause ; il faut aussi signaler que jusqu’à présent, le thème de la détection précoce de la violence intrafamiliale ne figurait pas systématiquement au programme de la formation de base, de la formation postgrade et de la formation continue des professionnels de la santé en Suisse, comme l’a montré l’analyse des cursus et l’ont confirmé les experts consultés. De même, les recommandations examinées dans le cadre de l’étude ne contenaient que peu d’indications sur la manière adéquate de mener des entretiens avec les patients.

Pour corroborer leurs propres observations, les personnes interrogées s’appuyaient davantage sur une collaboration (souvent interdisciplinaire) avec d’autres praticiens, que ce soit par des discussions de cas (35 %), des entretiens avec un groupe de protection de l’enfance (GPE) ou une équipe spécialisée dans les abus et négligences envers les enfants (CAN Team ; 15 %) ou une concertation avec d’autres professionnels intervenant dans le même cas (p. ex. pédiatre ; 10 %). Les manières de procéder décrites par les praticiens interrogés sont influencées par leur mandat professionnel, leur mode de travail habituel (p. ex. techniques d’entretiens thérapeutiques) et par les structures et traditions répandues au niveau local. En Suisse alémanique, p. ex., les professionnels de la santé (30 %) et les employés de cliniques (25 %) qui ont participé à l’enquête ont tendance, en cas de soupçon, à s’adresser à des équipes GPE/CAN. Cela s’explique probablement par l’accès facilité aux GPE installés dans les hôpitaux pédiatriques. Dans une clinique, le contact avec des personnes appartenant à d’autres professions ou d’autres domaines de spécialisation est généralement plus aisé, raison pour laquelle les employés des cliniques nomment plus fréquemment (43 %) cette mesure que les professionnels exerçant en cabinet (27 %). La présence d’équipes GPE/CAN dans les hôpitaux y a conduit à une institutionnalisation du thème de la protection de l’enfant et, c’est l’impression qui se dégage de l’enquête, ces groupes ou ces équipes prescrivent des marches à suivre claires en cas de soupçon.

Généraliser les mesures de détection ­précoce dans l’ensemble de la Suisse, mais comment ? Les praticiens de la santé interrogés ont exprimé plusieurs réserves au sujet des mesures de détection précoce. Ils ont mis en garde contre le risque de perte de confiance, voire de rupture du lien avec les patients ou parents des enfants, et ont souligné le stress inutile infligé aux familles. La majorité d’entre eux sont pourtant favorables à une généralisation des mesures de détection précoce dans l’ensemble du pays (81 %). Ils s’accordent moins en revanche sur la forme concrète qu’elles devraient prendre, le contexte d’intervention jouant ici un rôle, tout comme les structures et traditions régionales. Parmi les personnes interrogées, 40 % pensent que la procédure ne doit être déclenchée qu’en cas de soupçon, 30 % que le dépistage doit être systématique et 30 % ne se prononcent pas. Pour les praticiens, la solution la plus acceptable semble être une procédure développée et mise en œuvre par les différents groupes professionnels ou groupes spécialisés compétents dans chaque domaine d’intervention. C’est également ce qui ressort de l’étude documentaire des recommandations des experts. Cela faciliterait l’acceptation des mesures, mais améliorerait également leur adéquation au terrain (p. ex. niveaux de langues).

Perspectives En résumé, on constate qu’en matière de détection précoce des violences intrafamiliales, aucune bonne pratique largement reconnue ne s’est imposée pour l’instant en Suisse et à l’étranger, pas plus dans les systèmes de santé et de formation que dans les services d’aide à l’enfance et à la jeunesse. Des instruments de dépistage ont certes été ou sont actuellement testés localement avec un certain succès dans des domaines d’intervention bien précis (p. ex. médecine d’urgence). Il n’existe cependant aucune stratégie nationale visant à promouvoir et à coordonner l’application de mesures pertinentes dans les différents secteurs. A cela s’ajoute le problème des faux positifs. Ils peuvent amener les soignants à s’opposer au dépistage systématique des violences intrafamiliales pour des raisons liées à leur identité professionnelle. Ces réticences seraient renforcées par la crainte, exprimée par les personnes interrogées, de nuire à la relation de confiance en posant des questions trop directes. Les professionnels sont d’autant moins disposés à aborder systématiquement les situations suspectes que des incertitudes demeurent en ce qui concerne la procédure concrète à appliquer en cas de soupçon de violences intrafamiliales, les aspects juridiques (p. ex. secret professionnel) et les techniques d’entretien appropriées.

L’étude énumère une série de facteurs qui devront impérativement être pris en considération dans l’éventualité d’une mise en place de mesures de détection précoce des violences intrafamiliales. Il faut mentionner en particulier :

  • des instruments de diagnostic adaptés aux différents contextes d’intervention et à la fonction qu’y occupent les utilisateurs
  • une prise en compte de l’état de la recherche internationale dans le développement des instruments
  • un soutien à la conception et à la mise en œuvre des nouveaux instruments par les acteurs influents du domaine (p. ex. associations professionnelles)
  • des évaluations scientifiques permettant des constats sur la qualité des instruments de diagnostic psychologique et suggérant le cas échéant des adaptations de contenus ou un meilleur encadrement structurel
  • la mise en œuvre de concepts offrant des marches à suivre en cas de violences suspectées ou avérées
  • la formation des utilisateurs (y.c. à des techniques de conduite d’entretien tenant compte des besoins particuliers des groupes vulnérables, ainsi que des aspects juridiques)

L’étude a enfin mis en évidence des lacunes considérables dans la recherche sur la détection précoce des violences intrafamiliales. Ces lacunes ont trait à l’évaluation des instruments existants, mais également, entre autres, à l’étude des facteurs de risque et de protection déterminant la probabilité de futures atteintes au bien de l’enfant, compte tenu des spécificités du contexte suisse. Il faudrait également étudier l’impact des mesures de détection précoce sur la fréquence des différentes prestations de soins. Approfondir ces thèmes fournirait des bases importantes pour le développement et la mise en œuvre de mesures de détection précoce scientifiquement fondées.

  • Bibliographie
  • Krüger, Paula ; Lätsch, David ; Voll, Peter ; Völksen, Sophia (2018) : Über­sicht und evidenzbasierte Erkenntnisse zu Massnahmen der Früherkennung innerfamiliärer Gewalt bzw. Kindeswohlgefährdungen(allemand avec résumé en français) ; [Berne : OFAS]. Aspects de la sécurité sociale ; rapport de recherche n° 1/ 18 : www.ofas.admin.ch > Publications & Services > Recherche et évaluation > Rapports de recherche.
  • Lätsch, David ; Stauffer, Madlaina (2016) : « Gewalterleben, psychosoziale Beeinträchtigung und professionelle Versorgung gewaltbetroffener Jugendlicher in der Schweiz », dans Zeitschrift für Kindes- und Erwachsenenschutz1, 71, 1ff.
Chargée de cours, Institut de travail social et droit, Université des sciences appliquées et des arts de Lucerne
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Chargé de cours, Institut de l'enfance, de la jeunesse et de la famille, Université des sciences appliquées de Zurich (ZHAW)
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Prof. FH, docteur ès sciences sociales, directeur de l’institut travail social, Haute Ecole ­spécialisée de Suisse occidentale, Valais-Wallis.
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MA, collaboratrice scientifique de l’institut travail social, Haute Ecole ­spécialisée de Suisse occidentale, Valais-Wallis.
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