Des compétences pour l’ère numérique

À l’heure où les machines tendent à remplacer le travail des êtres humains, de quoi 
ceux-ci doivent-ils encore être capables ? Quelles compétences et valeurs fondamentales faut-il viser pour éduquer et former les jeunes générations à l’ère numérique ? Cette contribution propose deux modèles synoptiques pour clarifier le débat.
Sarah Genner
  |  06 septembre 2019
  • Enfants
  • Jeunesse
  • La société

La numérisation croissante du monde du travail fait beaucoup parler d’elle et de nombreuses publications prédisent une évolution des compétences pour répondre aux nouvelles exigences (skill shift). Cela a-t-il un impact sur l’éducation et la formation des enfants et des jeunes ? Le passage à l’ère numérique va-t-il induire des changements majeurs ? Quelles compétences, traits de caractère et valeurs fondamentales sont-ils essentiels au XXIsiècle pour devenir des adultes heureux et aptes à l’emploi ? Sur mandat de la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse, l’auteure a comparé de nombreux modèles de compétences et élaboré un modèle synoptique.

Personne ne peut prévoir avec exactitude quelles compétences et valeurs compteront demain pour réussir sa vie et s’assurer une place sur le marché du travail. Lorsque l’on aborde les cas particuliers, les pronostics s’avèrent encore plus hasardeux. Chaque enfant, chaque adolescent est différent des autres, de par ses conditions de vie, ses besoins, ses qualités, ses aptitudes particulières et sa personnalité. Il serait absurde de vouloir appliquer à tous un modèle de compétences unique. Bien souvent, c’est justement cette diversité des compétences et des traits de caractère, opposés, mais complémentaires, qui contribue au succès d’une équipe, d’une famille ou d’une entreprise.

Parmi les estimations ayant rencontré le plus d’écho au sujet des compétences qu’il sera utile de posséder demain, certaines émanent de spécialistes de la robotique et de la numérisation. Ils soulignent avant tout que les travailleurs du futur devront pouvoir faire ce dont les machines sont incapables, et qui échappe donc à la numérisation : la créativité, la capacité de résoudre des problèmes et les compétences sociales. Cela nous rappelle les débats autour des soft skills (compétences non techniques) et des qualifications-clés, qui ont émergé bien avant l’ère numérique. Ces experts des technologies sont pour beaucoup dans les récentes prévisions et les gros titres anxiogènes annonçant que la moitié des emplois étaient menacés par la numérisation. Or, tout le monde ne s’accorde pas, et de loin, sur l’ampleur des bouleversements que l’ère numérique entraînera en Suisse pour le marché du travail ; la situation se présente très différemment selon les branches et les fonctions. Les spécialistes du marché du travail qui le considèrent dans une perspective historique rappellent que notre économie a déjà connu d’autres vagues d’automatisation par le passé. Jusqu’ici, la mécanisation et l’automatisation ont créé nettement plus d’emplois qu’elles n’en ont fait disparaître. Au cours de ces dix dernières années, le nombre de postes de travail à temps plein a augmenté de 10 % en Suisse. Plusieurs facteurs y ont contribué, p. ex. une économie nationale concurrentielle, une stabilité politique et un excellent système éducatif, qui, avec la formation duale, se révèlent particulièrement avantageux pour s’adapter à l’évolution rapide des technologies. Mais il ne fait aucun doute que les nouveaux profils professionnels et les nouveaux emplois exigeront au moins partiellement de nouvelles compétences.

Compétences personnelles, compétences sociales et pensée analytique Afin de pondérer les compétences et les traits de caractère particulièrement recherchés au XXIe siècle, quelque 100 compétences et apti­tudes (skills) extraites de 26 modèles et inventaires ont été analysées et agrégées pour constituer le premier graphique synoptique figurant dans cet article (cf. graphique G1). La sélection ne se veut pas exhaustive ou représentative ; elle doit permettre de pondérer les compétences et caractéristiques souvent mentionnées au sujet desquelles il existe un consensus. Les 26 modèles, inventaires des 21st-century-skills et tableaux des qualités morales à l’ère numérique offrent différentes perspectives : l’accent peut être mis sur l’éducation du futur, le marché du travail, l’orientation professionnelle, les compétences de vie (life skills) ou l’évolution mondiale. Les modèles utilisés proviennent pour la plupart des institutions éducatives, des services d’orientation professionnelle, de l’analyse des tendances, des milieux du conseil aux entreprises et de l’OMT. Les trois types de compétences le plus souvent mentionnés sont :

  • les compétences personnellestelles que la réflexion sur soi, l’autorégulation, l’auto-organisation, l’autodiscipline et l’auto-efficacité ;
  • les compétences socialestelles que la faculté de bien communiquer, collaborer et coopérer, la capacité de travailler en équipe, le soin apporté aux relations humaines, la responsabilité sociale, l’empathie, la tolérance à la diversité, la sensibilité culturelle ;
  • la pensée analytique,la capacité de résoudre des problèmes, le sens critique et la créativité.

On affirme souvent que la flexibilité et la mobilité rendues possibles par la numérisation exigent des travailleurs une plus grande capacité d’autorégulation. Il n’est donc pas étonnant que les compétences les plus souvent citées soient les compétences personnelles sous leurs diverses formes. L’évolution des technologies va ici de pair avec la tendance à l’individualisme qui se manifeste dans l’ensemble de la société. En seconde position, on trouve les compétences sociales, parmi lesquelles la communication joue un rôle central ; elles comprennent aussi l’écoute, l’empathie, la tolérance à la diversité, la sensibilité culturelle et les compétences numériques. La pensée analytique et le sens critique sont étroitement liés et constituent, avec la créativité, les ingrédients essentiels d’une capacité souvent requise, celle de résoudre les problèmes.

Parmi tous les modèles et inventaires consultés, un consensus se dégage autour de trois compétences : la communication, la résolution de problèmes et le sens critique. Dans les publications reflétant le point de vue des milieux économiques et technologiques, mais aussi dans le modèle des 4 C émanant du domaine éducatif (collaboration, communication, créativité, sens critique), la créativité se voit souvent accorder une importance particulière, par opposition aux capacités des machines. Différents scénarios portant sur l’avenir du travail prédisent une automatisation rapide des tâches routinières qui n’exigent ni créativité ni capacité de résoudre des problèmes. Mais tout laisse à penser que parmi les tâches théoriquement automatisables, beaucoup ne le seront pas, car il demeure plus rentable de les faire exécuter par des êtres humains.

Les compétences numériques, des com­pétences transversales En systématisant les nombreuses compétences, capacités et qualités morales, on obtient une nouvelle représentation qui offre davantage de clarté, quoiqu’au détriment de la pondération. Les notions de compétences, de capacités, d’habiletés, de caractéristiques personnelles, de traits de caractère et de valeurs fondamentales ne signifient pas la même chose. Nous ne nous attardons pas sur les différences entre ces concepts. Trois domaines de compétences centraux ont été choisis pour constituer le modèle, les compétences professionnelles, sociales, et personnelles. Les compétences numériques complètent ces trois domaines par des aspects spécifiques se rapportant aux nouvelles technologies.

De nombreux facteurs vont modifier le monde du 
travail et la vie quotidienne en Suisse, p. ex. la tendance ­croissante à l’individualisme, l’évolution des systèmes de valeurs (notamment en ce qui concerne le travail, la famille, les relations, le rôle des hommes et des femmes), la sécularisation, les migrations, la mobilité à l’échelle mondiale. 
Les débats que suscite actuellement l’avenir du travail se focalisent surtout sur le virage numérique. Il est donc naturel que se pose la question des compétences numériques. ­Constituent-elles pour autant une catégorie en soi ? De nombreux modèles les répertorient séparément, parfois 
en mentionnant certains aspects concrets de cette notion aux contours flous. Dans le modèle synoptique proposé ici (cf. graphique G2), les compétences numériques sont appréhendées comme des compétences transversales. Souvent évoquée, la « pensée computationnelle » désigne la capacité d’énoncer un problème de façon méthodique, de sorte qu’il puisse également être résolu par un ordinateur selon certaines procédures formelles. Dans le modèle synoptique, ce concept relève des compétences spécialisées (analyse, résolution de problèmes et usage de la technologie appliquées à un champ professionnel spécifique).

Pourquoi des valeurs fondamentales ? Jusqu’à présent, la plupart des modèles n’intégraient pas ou peu les valeurs fondamentales et les traits de caractère. Ceux-ci ne se distinguent pas toujours clairement des compétences personnelles et sociales. Dans le présent modèle, les valeurs fondamentales constituent la base des compétences. Lorsque celles-ci ne sont pas gouvernées par des valeurs, leur impact n’est pas forcément positif pour l’ensemble de la société. Le « modèle de compétence » des Anciens comportait quatre vertus cardinales : la justice (iustitia), la modération (temperantia), le courage (fortitudo) et la sagesse (sapientia). Le christianisme en ajouté trois autres : la foi, l’amour et l’espérance. Les Prussiens attachaient beaucoup d’importance à la ponctualité, à l’ordre et à l’assiduité. Les vertus sont les filles de leur temps, elles reflètent une culture et une vision du monde. Les valeurs fondamentales reprises dans le modèle s’inspirent du courant de la psychologie positive. L’humour, l’espoir, l’intégrité et la capacité de trouver un sens à sa vie occupent une place centrale dans le modèle, conçu dans une perspective globale qui transcende les limites du monde du travail. Des compétences telles que le sens des priorités, la tolérance à l’ambiguïté et la capacité d’apprendre tout au long de la vie étaient et restent essentielles à une époque où tout évolue très rapidement. Traiter le volume d’informations et de données ainsi que la multitude de sources nouvelles que la numérisation a rendues possibles exige une capacité de filtrage et un sens critique particulièrement élevés.

Ce qu’un modèle de compétence ne peut guère représenter, c’est l’importance de trouver un équilibre entre les contraires, p. ex. entre la culture générale et les connaissances spécialisées, l’analyse et l’intuition, l’innovation et les savoirs hérités du passé, la vie professionnelle et la vie privée, l’écoute et la parole, l’estime de soi et le respect de l’autre. Selon le contexte ou la situation, chaque qualité peut devenir un défaut, et inversement.

Le risque, avec un modèle de compétence, c’est qu’il peut inciter à une certaine standardisation, alors qu’il s’agit avant tout de reconnaître les avantages d’une équipe diversifiée. Tout le monde ne peut et ne doit pas posséder le même niveau de compétence dans les mêmes domaines. Il appartient à la direction d’une équipe de trouver la meilleure façon de combiner les différents profils de compétence. De nos jours, l’orientation professionnelle met surtout l’accent sur l’adéquation d’une personne à son domaine professionnel. Si la seule logique économique conduit à orienter les adolescents et les jeunes adultes vers des professions et des activités qui correspondent à leur profil de compétences, mais pas à leurs penchants personnels, le risque est grand qu’ils abandonnent rapidement par manque de motivation. Il va de soi qu’à une époque de changements rapides, l’apprentissage tout au long de la vie représente un atout non négligeable, ne serait-ce que parce qu’il est impossible de prévoir aujourd’hui quelles compétences seront nécessaires demain. Le plaisir d’apprendre et la disponibilité au changement permettent de répondre au mieux à l’impératif du moment : l’agilité.

PhD, spécialiste des médias et experte de la ­numérisation du monde du travail, chargée ­d’enseignement dans plusieurs hautes écoles
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