La voix des proches aidants à Berne

Il y a autant de proches aidants différents que de situations individuelles, mais ils font face à des difficultés communes. Ce sont elles que la nouvelle Communauté d’intérêts Proches ­aidants CIPA entend faire connaître dans la Berne fédérale.
Valérie Borioli Sandoz
  |  23 décembre 2019
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Lorsque l’on parle de « proches aidants », on parle bien sûr des personnes qui apportent du soutien et de l’aide à des adultes qui en sont dépendants. Il faut encore y ajouter la prise en charge des enfants, qu’ils soient en bonne santé ou qu’ils souffrent de maladie ou de handicap. C’est la part du lion du « travail de care » qui totalise 2,8 milliards d’heures de travail dans notre pays, selon le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes (BFEG 2010).

C’est un fait : nous sommes tous concernés. Tous les parents d’enfants sont des proches aidants, chaque fille et chaque fils peut potentiellement devenir une proche aidante ou un proche aidant de ses parents. Au sein des couples mariés, chaque partenaire est susceptible de le devenir pour l’autre. Les enfants et les jeunes encore en formation sont aussi parfois les proches aidants de leurs parents : on parle alors de young carers , un thème particulier qui fait l’objet d’une recherche multisectorielle (Careum 2019).

Les proches aidants sont plus nombreux que ce qui est décompté officiellement (cf. encadré ci-dessous). Si on regarde du côté de l’engagement bénévole, le travail de care est partout et souvent insoupçonné : faire les courses chaque semaine pour sa voisine âgée qui ne voit pas souvent ses enfants, inviter régulièrement le voisin de palier âgé à partager un repas pour éviter qu’il ne se sente trop seul, emmener sa cousine chez son médecin, car elle ne peut plus se mouvoir aisément, sont tous des petits gestes réguliers qui font partie du « travail de care ». Ils concernent des personnes qui en aident d’autres, pas forcément membres de leur famille, même ­élargie.

Les proches aidants sont très nombreux. Notre société, notre économie comptent sur leur engagement. Il est donc légitime qu’une organisation se propose de devenir leur porte-parole. C’est la mission que s’est fixée la Communauté d’intérêts Proches aidants CIPA, fondée à Berne en mai 2019.

En Suisse, près de 2 millions de proches aidants

Dans son rapport du 5 décembre 2014, le Conseil fédéral avance le chiffre de 330 000 proches aidants en Suisse, un chiffre qui se base sur l’enquête suisse de la population active ESPA de 2012 de l’Office fédéral de la statistique OFS (Conseil fédéral 2014). Ici, l’analyse porte uniquement sur les personnes actives âgées entre 15 et 64 ans qui s’occupent régulièrement de proches adultes (parents, conjoint, enfants adultes). Quatre ans plus tard, le Conseil fédéral estimait dans son rapport explicatif du 27 juin 2018 que 300 000 personnes de plus de 15 ans ont effectué un travail non rémunéré auprès de personnes nécessitant une prise en charge (OFSP 2018).

Ces deux estimations ne comptabilisent que les personnes adultes qui aident des proches adultes. Or, la réalité des proches aidants, ce sont toutes les personnes – adultes, mais aussi jeunes en formation ou même enfants durant la scolarité obligatoire – qui soutiennent au quotidien des proches, quel que soit l’âge de ces derniers.

En 2014, l’Office fédéral de la statistique OFS estimait que 35 % des résidents permanents en Suisse âgés entre 15 et 64 ans s’occupent régulièrement d’enfants ou d’adultes. Il s’agit de 1,9 million de personnes (ESPA 2014), un chiffre probablement plus proche de la réalité, mais qui ne comprend toujours pas les moins de 15 ans. Selon la Haute école en santé Careum, près de 8 % des enfants et adolescents accompagnent ou s’occupent de proches en Suisse. Il faut donc ajouter près de 51 500 jeunes de la 4e à la 9e classe, âgés de 10 à 15 ans (Careum 2019).

En 2017, les chiffres sont presque identiques dans l’Enquête suisse sur la santé. Elle indique que 32 % des hommes et 36 % des femmes aident bénévolement d’autres personnes ayant des problèmes de santé. Entre 45 et 64 ans, la proportion de personnes aidant bénévolement d’autres personnes est la plus élevée (plus de 38 %) (OFS 2017).

Enfin, il faut savoir qu’en Suisse, un peu plus d’un million d’adultes sont en situation de handicap ; 865 000 vivent dans un ménage privé, ce qui suppose au minimum tout autant de proches aidants (BFEG 2010).

Des besoins en hausse Le vieillissement de la population suisse est une réalité. Comme le montrent les scénarios de l’évolution de la population de l’OFS, la pyramide des âges n’a plus la forme d’une pyramide depuis la Première Guerre mondiale. Les naissances sont nombreuses jusqu’au milieu des années 60 (« baby boom », pic en 1964 : 110 000 naissances), puis leur nombre chute jusqu’à la fin des années 70 (1978 : 70 000 naissances). Dès les années 90, les naissances reprennent une courbe ascendante durant quelques années (1992 : 85 000 naissances) et se stabilisent autour de ce chiffre. Aujourd’hui, la « pyramide » a désormais la forme d’une ampoule, où les cohortes nombreuses issues du baby boom arrivent à la retraite.

La relation émotionnelle au cœur du « travail de care »

Un proche aidant, c’est une personne qui consacre régulièrement de son temps personnel pour aider et soutenir une personne qui lui est proche, de tout âge et atteinte dans sa santé et/ou dans son autonomie.

Le « travail de care » consiste en l’accompagnement direct à la personne dans ses activités de la vie quotidienne et en l’aide indirecte pour la tenue de son ménage. C’est aussi la coordination de toutes les personnes extérieures intervenant au domicile de la personne aidée, le suivi des traitements médicaux en collaboration avec le corps médical, ainsi que les démarches administratives auprès des assurances, des institutions et des autorités. Grâce au travail des proches aidants, les personnes accompagnées et soutenues ont la possibilité de préserver un contact social avec leur entourage.

Il ne faut pas confondre le travail réalisé par les proches aidants avec les soins professionnels ou l’aide rémunérée par des tiers.

Au cœur du « travail de care », il y a toujours une relation émotionnelle entre le proche aidant et le proche aidé. « Le travail de care, c’est avoir le souci de l’autre », selon la formule de Patricia Schulz, ancienne directrice du Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes.

Du fait de ce vieillissement de la population (par manque de naissances et augmentation de l’espérance de vie), la part de la population de 65 ans et plus passera de 18 % ou 1,5 million de personnes (2014) à 23 % ou 2,2 millions de personnes (2030) puis à 27 % ou 2,8 millions de personnes (2050) et près de 30 % (3 millions de personnes) en 2065, selon le scenario dit « de référence » de l’OFS. Les besoins vont augmenter par simple effet mathématique.

Dans le volume total du travail de care dispensé aux enfants et aux adultes, la part de la prise en charge rémunérée est estimée à 19 % seulement. Ceux et celles qui ont besoin d’une aide pour raison de santé l’obtiennent le plus souvent de la part de leurs proches. En raison des mesures d’économie prises dans les institutions d’assistance publiques et privées, on assiste à un déplacement du travail de care sur les épaules des proches. Entre 2000 et 2017, la durée des séjours a passé de 7,3 jours à 5,3 dans les hôpitaux de soins aigus, et de 25,8 jours à 22,9 dans les établissements de réadaptation (Obsan 2018). Les personnes concernées sont souvent prises en charge chez elles par leur proches jusqu’à leur guérison complète. Toujours au nom des économies, l’aide et les soins à domicile se concentrent de plus en plus sur les soins, de sorte que les proches aidants assument plus de tâches ménagères.

Une pression accrue sur les actifs Il n’est pas difficile d’imaginer la pression croissante prévisible sur les épaules des générations actives. À l’heure où il est de plus en plus question d’élever l’âge de la retraite ordinaire en raison du vieillissement de la population, il est légitime de prendre des mesures pour favoriser le « travail de care » et sa conciliation avec l’activité professionnelle.

Les proches aidants contribuent à pallier à la pénurie de professionnels de la santé – déjà perceptible – et à ralentir la hausse des coûts de la santé, on l’a vu. Ils sont donc indispensables au maintien d’une offre de soins de qualité supérieure dans le système actuel.

Toutefois, lorsqu’elle s’ajoute à une activité professionnelle, une telle prise en charge conduit à des situations d’épuisement et peut menacer l’existence matérielle et la santé des proches aidants. Cela a aussi des conséquences négatives en matière de prévoyance. Bien souvent, les proches aidantes femmes réduisent leur taux d’activité ou cessent complètement leur activité professionnelle pour se consacrer au soutien d’un de leurs parents ou beaux-parents. De ce fait, ces femmes cotisent moins ou ne cotisent plus à leur propre prévoyance professionnelle. Ce phénomène ajoute une dimension genrée à la problématique.

De la nécessité d’un porte-voix politique ­
Eu égard à l’évolution démographique, à la pénurie de personnel qualifié ainsi qu’à la maîtrise nécessaire des coûts de la santé, l’engagement à long terme des proches qui en­cadrent et prennent soin des membres de leur famille doit sans faute être soutenu, assuré et encouragé. Une reconnaissance publique fait déjà son chemin à l’initiative des cantons romands qui ont lancé, de concert avec de nombreuses associations locales, la « Journée des proches aidants » du 30 octobre. Cette reconnaissance est indispensable, mais elle n’est pas suffisante en soi. Des mesures politiques sont ­attendues.

Sur le terrain, nombreuses sont les associations et les syndicats à être confrontés aux doléances et aux difficultés rencontrées au quotidien par les proches aidants, qu’ils soient insérés sur le marché du travail ou pas. Chaque ligue de santé a développé une offre spécifique pour les proches de leurs malades : sites internet, conseils, consultation sociale, brochures, groupes de paroles, formation spécifique, etc. De nombreuses offres sont désormais disponibles sur l’ensemble du territoire, et bien sûr, toutes les offres ne sont pas proposées partout.

Du côté des syndicats, Travail Suisse a développé un site internet d’information www.info-workcare.ch destiné aux personnes ayant une activité lucrative et engagées en plus dans la prise en charge de proches. La faîtière a réuni un groupe de travail multisectoriel pour alimenter une banque d’un millier d’adresses recouvrant une cinquantaine de prestations différentes que l’on peut consulter gratuitement en ligne, en les recherchant par canton. Sur le site d’info-workcare.ch, de nombreuses informations, outils et conseils sont disponibles pour les proches aidants qui travaillent, afin de gérer les urgences, d’organiser son travail et son quotidien à la maison, de coordonner les soins et de préparer au mieux l’avenir.

Les discussions entre partenaires au sein de différents projets ont bien vite débouché sur la nécessité d’unir les forces et les ressources pour créer une nouvelle association qui représentera les intérêts des proches aidants. C’est ainsi que le 29 mai de cette année, après deux ans de préparatifs, l’association Communauté d’intérêts Proches aidants (CIPA) a vu le jour à Berne. Elle est forte de trente-trois membres collectifs et financée essentiellement par ses membres fondateurs que sont la Croix-Rouge Suisse, la Ligue suisse contre le cancer, Pro Infirmis, Pro Senectute et la faîtière syndacale indépendante Travail Suisse.

Le projet du Conseil fédéral se limite aux cas d’urgence de conciliation La création de la CIPA est arrivée à point nommé pour accompagner le projet de loi du Conseil fédéral sur les proches aidants, dont la consultation a été ouverte à la même période (Conseil fédéral 2019). Une des premières tâches de la CIPA a été d’y participer et de donner son avis. Le projet de loi a commencé son voyage parlementaire. La CIPA accompagne le projet en fournissant des explications aux parlementaires et en les invitant à adopter les mesures les plus favorables aux proches aidants.

Mission de la CIPA


La CIPA est une association faîtière regroupant les membres collectifs (associations, ligues de santé, prestataires de services) qui se préoccupent des proches aidants et des proches soignants en Suisse. L’association CIPA s’appuie sur le large réseau de ses membres.

La CIPA veut donner une voix à tous les proches aidants : hommes et femmes, actifs sur le marché du travail ou pas, de n’importe quel âge ou statut et quel que soit l’état de santé des proches aidés. La CIPA veut être le partenaire de discussion central pour la politique et l’administration pour toutes les questions touchant les proches aidants en Suisse.

La mission que la CIPA s’est fixée se résume en trois points :

Assurer l’échange entre ses membres sur le thème des proches aidants.

Être une interlocutrice compétente pour tous les sujets et questions concernant les proches aidants.

Faire preuve de leadership dans toutes les questions concernant les proches aidants.

Elle est forte de trente-trois membres à ce jour.

Un premier constat s’impose : le projet de loi en discussion au Parlement se limite à régler les problèmes d’urgence. Il comprend quatre mesures pour améliorer la conciliation de l’activité professionnelle avec le travail de soutien réalisé par les proches aidants (Künzli 2019).

Ces mesures sont bienvenues bien sûr, mais elles sont insuffisantes. Pourtant, au Conseil national, elles ont fait l’objet de propositions pour les réduire. Le travail de la CIPA et de ses membres est immense. Il faut convaincre tous les milieux politiques qu’il est nécessaire d’investir dans toutes les mesures proposées par le Conseil fédéral sans les réduire d’une virgule, mais aussi dans d’autres qui seront bien plus coûteuses. L’avenir dira si la CIPA saura se faire entendre.

À quand un véritable plan d’action « Proches aidants » ? La CIPA n’a pas pour mission de conseiller des particuliers, ses membres collectifs sont plus à même de le faire sur le terrain. Pourtant, des proches aidants dans des situations particulièrement difficiles s’adressent parfois à elle, ne sachant plus où se tourner pour obtenir de l’aide. Ce que ces missives de la dernière chance mettent en lumière, outre l’aspect poignant des témoignages, ce sont les difficultés qui durent et s’accumulent.

Les soudaines difficultés financières qui surgissent, c’est la première des préoccupations. Comment financer l’installation chez soi d’un lit d’hôpital qui peut coûter 10 000 francs ? De qui recevoir de l’aide financière quand une surveillance de son proche est nécessaire 24 heures sur 24 et que des aides sont indispensables ? Pourquoi les contributions d’assistance versées par l’assurance-invalidité AI ne peuvent-elles bénéficier à un membre de la famille ? Pourquoi l’allocation pour impotent versée par l’AVS n’est-elle pas doublée quand la prise en charge est réalisée à domicile, alors que c’est ce qui se pratique dans l’AI ? Pourquoi n’existe-t-il pas d’allocations pour tâches d’assistance – même symbolique – dans tous les cantons, comme cela existe à Fribourg et à Bâle-Ville (comme contribution aux soins à domicile) ?

Le catalogue des chantiers à entreprendre pour véritablement venir en aide à tous les proches aidants est épais. Outre les aspects financiers, les conditions de vie doivent être améliorées. Un congé d’assistance de longue durée pour les proches s’occupant d’adultes en situation de dépendance est nécessaire. Certaines situations aigües lors de traitements particuliers sont particulièrement lourdes à gérer et la présence des proches est requise. Il en va de même lorsque le proche est en fin de vie.

À être toujours « sur le pont », tous les jours de l’année, 24 heures sur 24, les proches aidants s’épuisent très souvent. Un congé de repos payé, assorti d’allocations pour organiser la prise en charge durant ce congé, pourrait leur permettre de récupérer, afin qu’ils restent en bonne santé et continuent de pouvoir soutenir et soigner leurs proches. Ces allocations de repos ont d’ailleurs déjà fait l’objet d’interventions parlementaires (initiatives parlementaires Meyer Schatz 11.411 et 11.412 et postulat CSSS-N 13.3366). Des offres de décharge abordables au niveau local sont nécessaires et un coup de pouce financier fédéral pourrait encourager les cantons à en offrir plus.

Plus que jamais, notre société vieillissante doit pouvoir continuer de compter sur l’engagement des proches aidants. Notre pays se doit d’adopter sans tarder un véritable plan d’action en la matière. En 1668, Racine rédige sa comédie « Les plaideurs ». On y lit dès la première scène ce qui est devenu un dicton populaire : « Qui veut voyager loin, ménage sa monture. » La politique doit s’en souvenir, c’est dans l’intérêt de tous.

Licenciée en lettres, responsable Politique de l’égalité chez Travail Suisse et directrice de la CIPA.
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