Dossier électronique du patient : l’heure est arrivée

Après une longue phase préparatoire, l’introduction du dossier électronique du patient (DEP) a commencé. Les projets de mise en œuvre décentralisée démarrent progressivement au cours du premier semestre 2021. C’est le début d’une profonde mutation dans le secteur de la santé.
Adrian Schmid
  |  05 mars 2021
  • Assurance-maladie
  • La société
  • Politique de la santé

La déception d’Adrian Schmitter, directeur de l’hôpital cantonal de Baden, était manifeste. « Imaginez le gain d’efficacité pour le médecin qui, en quelques clics, aurait une vue d’ensemble de l’anamnèse et pourrait agir vite, en toute connaissance de cause », écrivait-il dans une tribune parue dans l’Aargauer Zeitung en novembre 2020, en pleine crise du coronavirus. « Notamment pendant la pandémie actuelle, le dossier électronique du patient serait très utile aux médecins et au personnel soignant. Bien des patients atteints du coronavirus sont polymorbides, c’est-à-dire qu’ils présentent plusieurs affections préexistantes. Dans ces cas, la numérisation déploierait tous ses avantages puisqu’elle rendrait rapidement accessibles les principales informations médicales. » Mais à Adrian Schmitter de s’exprimer au conditionnel. Car quelques jours plus tôt, l’introduction du dossier électronique du patient (DEP) avait dû être reportée.

Mais un mois plus tard, l’heure du DEP arrivait enfin. Le 11 décembre 2020, le conseiller d’État argovien Jean-Pierre Gallati ouvrait le premier DEP de Suisse à l’Hôpital cantonal de Baden. Il donnait ainsi le coup d’envoi à son introduction échelonnée dans toutes les régions d’approvisionnement en soins. Pour le directeur de l’Hôpital aussi, ce fut un moment mémorable. « À présent, nous pouvons ouvrir des dossiers et y saisir des données. Ce qui nous manque encore c’est une base de données vivante qui nous faciliterait le travail au jour le jour. »

Cependant, avant qu’une telle base de données soit disponible dans l’ensemble de la Suisse, il faudra patienter un peu. Outre le projet argovien, près de dix projets de mise en œuvre décentralisée proposeront des DEP (voir aperçu des communautés). Ces projets, appelés communautés, regroupent sur le plan organisationnel des professionnels et des institutions du système de santé, tels que des hôpitaux, des EMS, des maisons de naissance, des cabinets médicaux, des pharmacies, des services d’aide et de soins à domicile, des cliniques de réadaptation ou des thérapeutes. Il existe des communautés régionales et nationales. Pour qu’elles soient admises dans le réseau national du DEP, un organisme de certification doit attester qu’elles remplissent toutes les prescriptions légales. La procédure de certification doit aussi garantir le respect des exigences élevées en matière de protection et de sécurité des données. « eHealth Aargau », la communauté à laquelle est rattaché l’Hôpital cantonal de Baden, a ouvert le bal en décembre 2020. L’aboutissement des procédures de certification dans toutes les régions d’approvisionnement n’est pas attendu avant l’été 2021.

Dans toujours plus de domaines de la vie quotidienne, les Suisses ont accès en tout temps à des données et à des informations importantes grâce à la numérisation. Ainsi, les trois quarts de la population consultent leur compte bancaire et paient leurs factures par voie électronique. Cependant, pour ce qui est de leur santé, les patients ne sont souvent pas documentés ou disposent d’informations lacunaires. C’est notamment le cas des rapports de sortie de l’hôpital, des comptes rendus de soins à domicile, de la vue d’ensemble de la médication ou des radiographies. Faute de pouvoir donner l’accès à ces documents à leurs prestataires de soins, les patients doivent répondre aux mêmes questions dès lors qu’ils ont affaire à d’autres professionnels. Pour éviter des erreurs, par exemple en matière de médication, tous les acteurs impliqués, du médecin au pharmacien, en passant par le service d’aide et de soins à domicile, doivent disposer de l’ensemble des informations pertinentes. Et il existe de nombreuses autres situations où ces professionnels de la santé doivent avoir sous la main les principaux documents afin de prendre la bonne décision pour leur patient.

Communication par des canaux désuets Les institutions et les professionnels de la santé utilisent de plus en plus souvent des technologies numériques. Cependant, le Baromètre de la cybersanté 2020 montre que la mise en réseau interne, à savoir l’échange de données à l’intérieur d’une institution, est encore deux fois plus répandue que la mise en réseau externe, à savoir l’échange avec d’autres acteurs de la santé (GFS Berne 2020). Souvent, ces derniers continuent d’échanger des informations concernant un traitement par des canaux analogiques et traditionnels comme le fax ou le téléphone, même quand plusieurs institutions sont impliquées. Et si les échanges par courriel se sont développés ces dernières années, cela ne signifie pas pour autant que les patients ont aussi accès aux documents qui les concernent. Ainsi, le rapport de sortie que l’hôpital a envoyé au médecin de famille par courriel n’est pas accessible à l’infirmier des services de soins à domicile qui s’occupe du patient lorsqu’il est rentré chez lui. C’est pourquoi l’un des objectifs du DEP est d’améliorer le flux d’informations entre prestataires de santé.

L’introduction du DEP est une interaction complexe d’éléments juridiques, organisationnels et techniques qui implique de nombreux acteurs. Conformément à la loi fédérale sur le dossier électronique du patient (LDEP, RS 816.1), toute personne en Suisse peut ouvrir un DEP. L’ouverture du dossier est facultative et celui-ci peut être supprimé en tout temps. En dépit du terme patient, une personne en bonne santé peut aussi ouvrir un DEP. Dès qu’une région d’approvisionnement a introduit le DEP, les hôpitaux de soins aigus, les cliniques psychiatriques et les cliniques de réadaptation sont tenus d’y saisir les informations pertinentes à la demande du patient. D’ici la mi-avril 2022, les EMS et les maisons de naissance devront en faire de même. Pour tous les autres prestataires de santé tels que les cabinets médicaux, les pharmacies, les sages-femmes indépendantes ou les services d’aide et de soins à domicile, la participation est facultative.

Les professionnels de la santé impliqués dans un traitement ne peuvent consulter les informations du DEP que si le patient leur a accordé un droit d’accès, car il revient au patient de décider qui peut voir quelles données et à quel moment. Tout accès au DEP est consigné dans un historique qui assure la traçabilité pour le patient. Ce dernier peut accéder à ses données en ligne et il peut saisir ses propres documents par exemple sa volonté concernant le don d’organe, ses directives anticipées ou un rapport d’intervention chirurgicale dont il aurait une version imprimée.

La loi fédérale ouvre la voie. La description du DEP pourrait s’arrêter ici, si le Parlement n’avait pas inscrit dans la LDEP des objectifs allant au-delà d’un simple archivage électronique de données pour remplacer les échanges par fax et par courrier. Entre autres, le DEP doit permettre de réaliser les objectifs suivants :

  • améliorer la qualité de la prise en charge médicale ;
  • améliorer les processus thérapeutiques ;
  • augmenter la sécurité des patients ;
  • accroître l’efficacité du système de santé et
  • encourager le développement des compétences des patients en matière de santé.

Le DEP et les soins coordonnés En raison du vieillissement démographique, le nombre de personnes atteintes de maladies chroniques ou d’affections multiples ne cesse d’augmenter. Les progrès de la médecine et de la technique aidant, de nouvelles possibilités de traitement continueront d’apparaître et des personnes très malades vivront plus longtemps. Les patients présentant des maladies chroniques ou une polymorbidité recourent davantage aux prestations de santé que la moyenne de la population. Ils nécessitent par exemple plus de médicaments, ils consultent plus souvent le généraliste ou des spécialistes et ils sont plus fréquemment hospitalisés. La qualité des traitements est affectée par une coordination insuffisante de ces prestations qui peut aussi conduire à l’administration de soins redondants et générer des coûts superflus. Dans leur guide des soins intégrés, les cantons précisent que « plus une personne recourt à des prestations, plus l’utilité potentielle du DEP est grande » (CDS 2019).

Plusieurs maladies – un seul DEP

Richard Garnier a de plus en plus de problèmes de santé : il est en surpoids, a de l’hypertension et du diabète. Peu après son départ à la retraite, il a eu un premier infarctus. Son médecin de famille et son cardiologue apprécient que Richard Garnier ait un DEP. Ainsi, ils disposent toujours des mêmes informations. Richard Garnier a une blessure au pied qui guérit mal en raison de son diabète et qui doit être soignée et contrôlée régulièrement par le service de soins à domicile. L’infirmier photographie régulièrement la plaie et enregistre les clichés dans le DEP. Le médecin de famille peut ainsi surveiller la cicatrisation sans qu’une consultation soit à chaque fois nécessaire.

« Les clips sur le dossier électronique du patient en un coup d’œil »

La Confédération et les cantons, ainsi que de nombreux acteurs majeurs du système de santé considèrent que les priorités sanitaires devraient être repensées en ce qui concerne les malades chroniques et polymorbides et qu’il faudrait mettre l’accent sur une prise en charge efficace, durable et centrée sur le patient, plutôt que sur les soins aigus. « De manière générale, les soins doivent davantage être axés sur le recours à l’ensemble de la chaîne thérapeutique que sur l’application de mesures isolées », souligne aussi le Conseil fédéral dans sa stratégie 2020-2030 pour la politique de la santé (santé2030). Pour cela, les professionnels de la santé doivent adopter d’autres formes de coopération et une meilleure répartition du travail. Le DEP leur permettra d’y parvenir. Le recours au fax, au courrier et aux courriels ne suffit pas à garantir des soins coordonnés. Les professionnels conviennent que la mise en réseau numérique est une condition nécessaire pour améliorer la qualité et l’efficacité des soins ainsi que la sécurité des patients.

coopération interprofession­nelle Il est largement reconnu que les professionnels de la santé devront renforcer leur coopération. Avec l’augmentation du nombre de personnes polymorbides et atteintes de maladies chroniques, les tableaux cliniques deviennent toujours plus complexes. En même temps, les connaissances spécifiques en matière de traitement et de soins se développent, mais la fragmentation des processus de soins empêche une coordination optimale. Pour parfaire la qualité de la prise en charge, il faut donc améliorer la coordination et la communication entre toutes les disciplines et tous les groupes professionnels. L’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) soulignait dans sa Charte sur la collaboration entre les professionnels de la santé que « les modèles de travail devraient être conçus de telle façon qu’ils encouragent et soutiennent une prise en charge intégrée » (ASSM 2014).

Les processus et modèles de travail pour prendre en charge les patients dans l’ère numérique se distinguent de ceux du monde analogique. L’utilisation judicieuse du DEP garantit la transmission des informations à un grand nombre de médecins, de pharmaciens, d’infirmiers ou de thérapeutes. Il faudra y être attentif désormais dans la rédaction des rapports et la pose des diagnostics.

compétence des patients en matière de santé Une personne dotée de compétences en santé est capable de prendre au quotidien des décisions qui ont une influence positive sur sa santé de prévenir des maladies ou de les gérer. Alimentation, activité physique, addictions ou choix thérapeutiques ne sont que quelques mots-clés dans ce contexte.

Selon une étude commandée par la Confédération, la population suisse a des difficultés à comprendre et à évaluer les informations ayant trait notamment à la prévention. L’enquête, qui a comparé la situation en Suisse et dans huit pays européens, a montré qu’en matière de littératie en santé, la Suisse se classait au-dessous de la moyenne (CDS Berne 2015).

Grâce à la numérisation, la population a de nouveaux moyens pour acquérir des compétences en matière de santé, à condition de remplir certains prérequis, notamment :

  • avoir accès à un ordinateur (ordinateur de bureau, ordinateur portable, smartphone) ;
  • avoir accès à Internet et la capacité d’utiliser des applications en toute sécurité (sites Web, programmes, applications) et
  • avoir une attitude critique face aux sources d’informations en ligne (évaluation de la crédibilité).

Le DEP viendra encore étoffer ces possibilités. Les patients pourront consulter les documents concernant leur santé via un portail d’accès. Ils décideront eux-mêmes quels professionnels peuvent accéder à leur dossier et quels documents leur sont accessibles. Pour utiliser le DEP, les patients devront donc maîtriser les outils numériques. Ceux qui ne le veulent ou ne le peuvent pas ne seront pas pour autant mis à l’écart. Ils pourront désigner un mandataire habilité à exercer pleinement leurs droits en tant que patients.

avant tout un projet culturel En comprenant que le dossier électronique va bien au-delà d’une simple archive, la mise en réseau numérique modifiera et améliorera durablement la coopération entre les professionnels de la santé et le rôle de leurs patients. Dans une telle optique, l’introduction du DEP constitue certes un projet informatique complexe, mais c’est avant tout un projet culturel qui vise à mettre en place une nouvelle manière de gérer les informations relatives à la santé du patient. Tout changement culturel prend du temps, et il ne faut pas s’attendre à une propagation très rapide du DEP, qui, par ailleurs, est encore en phase de développement et sera peu à peu amélioré. Dans un premier temps, le DEP servira surtout à échanger des documents au format PDF ; avec la modernisation progressive des systèmes utilisés par les professionnels de la santé, des formats interactifs pourront y être intégrés. Le médecin ou le pharmacien pourra par exemple compléter la médication du patient directement dans le DEP.

Plus les assurés seront nombreux à ouvrir et à alimenter en documents leurs DEP, plus ceux-ci seront utiles. Cependant, les médecins indépendants en particulier ont une attitude ambivalente à l’égard du DEP. D’une part, ils reconnaissent l’utilité d’un accès rapide aux informations pertinentes. D’autre part, ils craignent une surcharge de travail liée à la recherche et à l’archivage des documents. Or, la participation d’un grand nombre de patients et de professionnels de la santé est un facteur crucial de la réussite du projet. L’objectif est que tous les professionnels suivant un patient aient toujours accès aux mêmes données afin que l’information circule mieux et plus rapidement tout au long du traitement. Notons que si le Parlement discute déjà d’une éventuelle obligation pour tous les professionnels de la santé, 46 % des prestataires de soins de base envisagent déjà de participer au DEP même sans obligation légale. Il s’agit surtout de jeunes médecins qui travaillent dans des cabinets de groupe. La plupart d’entre eux utilisent déjà l’informatique pour documenter l’anamnèse de leurs patients. L’introduction du DEP pourrait donner un coup d’accélérateur à la numérisation du système de santé, une évolution dont ne peut se passer un approvisionnement moderne en soins.

Responsable eHealth Suisse, Centre de compétences et de coordination de la Confédération et des cantons.
[javascript protected email address]